La période printemps-été 2015 semble avoir été marquée par deux sujets d’actualité brûlante et amplement débattus. En premier lieu, il s’agit des mesures de sauvetage de la Grèce et par là, de la zone euro[1]. En second lieu, la politique européenne ‘Visa, asile, immigration‘ a été mise à l’épreuve avec les flux migratoires massifs, vers l’Union européenne, de ressortissants en provenance de plusieurs pays d’Afrique et du Proche orient.
Depuis quelques mois, l’UE a fait l’objet de critiques pour son inertie en ce qui concerne l’adoption de mesures propres destinées à contrôler les flux migratoires vers le territoire des Etats membres. Bien que ces critiques soient compréhensibles, il faut souligner que du point de vue juridique, le contrôle des frontières externes de l’Union est concrètement assuré par les autorités des Etats membres.
L’article 78, paragraphe 2, c) du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après le TFUE) prévoit que l’Union établit un « système commun visant, en cas d’afflux massif, une protection temporaire des personnes déplacées » (nous soulignons). Il est prévu au paragraphe 3 du même article que dans le cas « où un ou plusieurs Etats membres se trouvent dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tirs, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des Etats membres concernés. Il statue après consultation du Parlement européen » (nous soulignons). Compte tenu des événements qui ont eu lieu depuis le mois d’avril dernier, l’ampleur des flux migratoires de personnes en provenance de pays tiers conduiraient à penser que l’on se trouve a priori dans une « situation d’urgence » au sens de l’article 78, paragraphe 3, TFUE. Cette impression est renforcée par la déclaration du 20 avril 2015, du Haut Représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité commune, Mme Federica Mogerini. Le Haut Représentant a présenté cette déclaration lors d’une réunion du Conseil ‘affaires étrangères’, à l’occasion du naufrage d’un chalutier près de la côte italienne avec plus de 700 personnes à bord. Madame Mogerini a souligné qu’il existe un « devoir moral » pour les européens de prévenir la récurrence de ce type de tragédies. L’on espérait que la ‘crise méditerranéenne’ déclenchée par ce naufrage allait inciter le législateur de l’UE à adopter des « mesures appropriées » prévues à l’article 78, paragraphe 3, TFUE. Or, au lieu de telles mesures, Madame Mogerini a privilégié la mobilisation d’instruments existants dans le domaine de la politique extérieure et de sécurité commune, en estimant que les efforts de contrôler les flux migratoires incombent avant tout aux Ministres de l’intérieur des Etats membres. C’est pour cela que le Haut Représentant a considéré qu’il faut procéder à une coordination avec ces Ministres, conduisant plus à un partage de responsabilité, principalement portée par les Etats membres, qu’une prise de responsabilité par l’Union européenne.
Il n’y a aucun doute que les personnes qui arrivent – ou tentent d’arriver – sur le territoire des Etats membres de l’UE n’ont pas les documents nécessaires (notamment un visa) leurs permettant de franchir les frontières externes de l’Union. Se pose alors la question du statut que ces personnes peuvent faire valoir en droit de l’UE. Un statut ‘évident’ est celui de réfugié. Sur ce point, le droit de l’UE contient un principe relativement simple, bien que contraire au principe de non-refoulement consacré à l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés[2] : ce principe est exprimé dans la présomption de pays d’origine sûr en vertu de laquelle, les autorités des Etats membres peuvent refuser l’octroi du statut de réfugié à un requérant de tel statut, si elles estiment que le niveau de protection des droits fondamentaux dans son pays d’origine est équivalent à celui de l’Union européenne[3]. L’article 4 de la directive 2004/83[4] énonce qu’il appartient aux demandeurs de présenter « tous les éléments nécessaires pour étayer [leur] demande de protection internationale »[5]. En vertu du règlement dit ‘Dublin II‘[6], l’Etat membre compétent pour apprécier une demande d’asile est celui dans lequel une telle demande a été présentée par un requérant d’asile. Dans un ordre similaire d’idées, s’agissant du retour des ressortissants en séjour irrégulier, la directive 2008/115[7] prévoit, notamment à son article 6 paragraphe 2, que « les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un Etat membre et titulaires d’un titre de séjour valable ou d’une autre autorisation conférant un droit de séjour délivrés par un autre Etat membre sont tenus de se rendre immédiatement sur le territoire de cet autre Etat membre ». Le principe est donc que le retour de ressortissants en séjour irrégulier soit fait vers l’Etat membre dans lequel la situation de ces ressortissants a été ‘régularisée’ au regard du droit de l’UE avec, notamment, l’octroi d’un droit d’asile.
Ce qu’il faut retenir des directives citées est que les autorités qui décident in fine du statut d’un ressortissant en séjour irrégulier sont les autorités des Etats membres, à condition bien sûr qu’elles observent les dispositions énoncées dans lesdites directives. Cela a aussi été le sens de la déclaration de Madame Mogerini, qui a placé la principale responsabilité pour le contrôle des flux migratoires sur les autorités nationales, l’Union européenne étant chargée de mettre en œuvre des mesures de coordination afin de renforcer l’efficacité, ainsi que les aspects transnationaux, de ce contrôle.
Les instruments mobilisés au niveau de l’Union sont le Fonds Asile, migration et intégration (AMIF) et le Fonds pour la sécurité intérieure (FSI). La Commission européenne a approuvé vingt-trois programmes nationaux pluriannuels dont le montant total s’élève à 2,4 milliards d’euros pour la période 2014-2020. Les montants alloués au titre d’AMIF à 32,308,677 euros pour Chypre, 259,348,877 euros pour la Grèce, 310,355,777 euros pour l’Italie et 118,536,877 euros pour la Suède. Les montants alloués au titre du FSI dans son volet ‘Frontières’ s’élèvent à 14,162,727 euros pour l’Autriche, 166,814,388 euros pour la Grèce, 40,829,197 euros pour la Hongrie, 156,306,897 euros pour l’Italie, 195,366,875 euros pour l’Espagne. Les montants alloués au titre du FSI dans son volet ‘Police’ s’élèvent à 27,540,000 euros pour la Grèce, 31,950,000 euros pour l’Italie, 12,528,000 euros pour l’Espagne. Bien que ces mesures aient été bienvenues, les programmes qu’elles (co)financent sont, malgré tout, des programmes nationaux. Le fait que l’action de l’Union semble s’arrêter au financement et à la coordination des actions nationales permet de poser, légitimement, la question de savoir si l’Union a besoin d’une politique plus ‘unifiée’ en matière d’immigration et d’asile… En l’attente d’une telle ‘unification’, les Etats membres semblent lutter – comme ils peuvent – contre l’immigration massive, par l’adoption de mesures unilatérales ou bilatérales. Par exemple, compte tenu des 3000 réfugiés afghans, érythréens, somaliens, soudanais et syriens à Calé, les Ministres de l’intérieur français
et britanniques ont signé, le 20 août 2015, un commun accord visant à améliorer la prise en charge des migrants et à renforcer la coopération entre la France et le Royaume-Uni.
D’autres Etats membres comme la Hongrie ont pris des mesures unilatérales pour le moins surprenantes. En éprouvant une crainte des migrants notamment syriens qui traversent la Turquie et les Balkans dans l’espoir d’arriver sur le territoire de l’Union européenne, la Hongrie, Etat-Membre depuis 2004 et voisin immédiat des pays balkaniques (la Serbie), a pris une mesure à la ‘mûr de Berlin’[8]. Les autorités hongroises ont estimé qu’à peu près 130,000 ressortissants de pays tiers ‘sans documents’ vont traverser la frontière hongroise cette année. Ce chiffre a été considéré comme ‘disproportionné’, même si la plupart des réfugiés auraient l’intention de poursuivre leur chemin vers d’autres Etats membres de l’Union comme l’Allemagne. Un mûr est donc construit à la frontière serbo-hongroise, destiné à empêcher le franchissement de celle-ci par des migrants clandestins.
Ces jours-ci, l’attention internationale est tournée vers les flux migratoires à la frontière gréco-macédonienne. Il semblerait que depuis deux mois, plusieurs milliers de personnes avaient franchi cette frontière dans une tentative de traverser la Macédoine et la Serbie, en vue d’arriver sur le territoire hongrois et donc de l’Union européenne. Par exemple, le 22 et le 23 août 2015, à peu près trois milles migrants clandestins se sont dirigés depuis le sud de la Macédoine vers la Serbie, d’où ils comptent rejoindre notamment la Hongrie[9].
La lutte contre l’immigration massive étant, politiquement et juridiquement, à dominante nationale et non à dominante européenne, pousse à remettre en cause l’efficacité de la politique de l’Union européenne en matière d’immigration. Deux questions viennent à l’esprit : faut-il que les institutions de l’UE soient plus actives, d’une part et peuvent-elles être plus actives, d’autre part.
En ce qui concerne la première question, il paraît évident que l’Union européenne doit réagir aux flux migratoires, les Etats membres ne pouvant – raisonnablement – pas faire face seuls à des flux migratoires comme ceux de ces derniers mois. Il est surprenant d’apprendre qu’à ce jour, aucun nouvel acte fondé sur l’article 78 TFUE n’a été adopté. Rappelons que la condition énoncée à cet article est qu’il y ait une « situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tirs »… N’est-ce pas la situation que l’Europe est en train de vivre en ce moment ? L’on s’attendrait donc à une action normative des institutions de l’Union ; il n’en est rien cependant. Les efforts de l’UE semblent s’arrêter à l’adoption de mesures qui appuient et renforcent les mesures prises par les Etats membres. Ce constat permet de soulever la deuxième question signalée plus haut à savoir, est-ce que l’Union européenne peut agir dans une situation telle que celle provoquée par la ‘crise méditerranéenne’. La réponse à cette question est délicate car les activités de contrôle des frontières externes de l’UE incombent, en premier lieu, aux autorités des Etats membres, l’Union ne disposant pas elle-même d’une police pouvant remplir les fonctions classiques des autorités policières nationales (Europol n’étant de loin pas assimilable à une ‘police’ au sens du droit interne).
Il est donc difficile, sur le plan juridique, d’outrepasser la ‘dominante nationale’ en matière d’asile et d’introduire une plus grande intégration dans ce domaine. La solution finalement retenue par l’UE, celle d’appuyer financièrement les programmes nationaux, n’est certes pas parfaite, mais elle se comprend si l’on la place dans le cadre plus général de la compétence de l’UE en ce qui concerne la mise en œuvre de sa politique migratoire.
[1] Voir notamment Ljupcho Grozdanovski, Sommet européen du 22 juin 2015 : Grexit n’aura pas lieu… à certaines conditions, https://www.monde-economique.ch/fr/posts/view/sommet-europeen-du-22-juin-2015-grexit-n-aura-pas-lieu-a-certaines-conditions.
[2] Convention relative au statut des réfugiés, conclue à Genève le 28 juillet 1951, Rec. vol. 189, p. 137, article 33, paragraphe 1 : « aucun des Etats Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».
[3] V. Directive 2005/85 du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres, JOCE n° L 326 du 13.12.2005, p. 13, pt 19 du préambule : « [les autorités des Etats membres sont tenues] d’examiner les demandes introduites par des ressortissants dudit pays, (…) en se fondant sur la présomption réfutable de la sécurité dudit pays ».
[4] Directive 2004/83 du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JOCE n° L 304 du 30.9.2004, p. 12 .
[5] Aux termes de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2004/83, les éléments ‘nécessaires’ devant être produits par les demandeurs d’asile sont « tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris celui des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalité(s), le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses pièces d’identité et ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale ».
[6] Règlement n° 343/2003 du Conseil, du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissant d’un pays tiers, JOUE n° L 50 du 25.2.2003, p. 1.
[7] Directive 2008/115 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communs applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JOCE n° 348, 24.12.2008, p. 98.
[8] V. notamment Leonid Bershidsky, The Irony of Hungary’s Border Wall, accessible sur : http://www.bloombergview.com/articles/2015-06-18/the-irony-of-hungary-s-border-wall.
[9] V. notamment Aleksandar Dimishkovski, Migrants Rush Across Border in Macedonia, 22 août 2015, http://www.nytimes.com/2015/08/23/world/europe/migrants-rush-across-border-in-macedonia.html?ref=topics&_r=0.