Trente ans en arrière, le Mur de Berlin s’effondrait et avec lui, tout un système idéologique qui avait opprimé des peuples entiers durant des décennies. Une vague d’enthousiasme soulevait l’Europe de l’Est qui déferlait aussi sur l’Occident et de là – sur l’outre- Atlantique et même sur l’extrême Orient où Francis Fukuyama annonçait ni plus ni moins « la fin de l’histoire ». Cette année-là, tout le monde était grandiloquent, extatique, un brin pathétique.
Le réveil, un ou deux ans plus tard, fut brutal. L’économie centralisée inhérente au système communiste et dont on connaissait déjà l’inefficacité et l’improductivité avait légué aux pays du bloc de l’Est des trésors vides et des abîmes de dettes. Une douloureuse décennie, les années 90, a dû s’écouler avant que ces pays retrouvent un semblant de normalité et commencent à rejoindre, dès 2004, l’Union Européenne. Aujourd’hui, trente ans plus tard, la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie marquent de bons résultats économiques et jouissent de taux de croissance honorables.
Un pays pourtant se détache nettement sur ce tableau plutôt réjouissant et globalement positif : la Pologne.
L’ancienne élève sage devenue une championne.
Trente ans après la Chute du Mur, la Pologne est en passe de devenir une puissance économique mondiale. Désormais, enfermer ce pays dans la traditionnelle comparaison avec les autres pays est- européens, c’est faire injure à une économie qui, en 2019, frise les performances des membres de G-20 et ne rivalise qu’avec les grands.
Certains milieux dirigeants à Bruxelles sont fortement tentés à attribuer cette éclatante réussite polonaise au seul fait de l’appartenance du pays à l’Union Européenne. En effet, personne ne nie l’impulsion décisive que Bruxelles, à travers ses institutions et par le biais des subventions octroyées, a donné aux économies de l’Europe Centrale et Orientale, y compris à la Pologne.
On ne peut pourtant pas ne pas remarquer que, côté rythme de croissance, la Pologne a désormais devancé les pays européens, et même ces « majors » de l’UE qui, au début, l’avaient traitée avec une bienveillance tutélaire, voyant en elle l’« élève modèle » et l’érigeant en « bon exemple ». Trente ans après la chute du communisme, le constat est sidérant : comme l’indique le Rapport 2019 de la Direction générale du Trésor auprès du Ministère de l’économie et des finances françaises, le PIB par habitant polonais atteint, en parité de pouvoir d’achat, 70% de la moyenne de l’UE. C’est désormais clair : l’ancienne « bonne élève » est devenue ce que les spécialistes ont appelé « la championne européenne de la croissance ».
Une championne qui a aussi quelques leçons à donner à ses anciens maîtres: contrairement aux « majors » chez lesquels la croissance économique s’accompagne, paradoxalement, d’une augmentation du taux de pauvreté, la croissance polonaise tend à réduire les inégalités : la Pologne investit – et c’est le plus important, le plus « foudroyant » dans cette grande success story – une partie de son excédent financier dans une politique sociale visant à combattre les précarités.
Mais quelle est la recette du miracle économique polonais ?
Eh bien, il paraît qu’il s’agisse là d’une réussite multifactorielle dont il est difficile d’évoquer en quelques lignes toutes les causes et tous les ressorts. Nous avons déjà mentionné que la Pologne a été largement tributaire de la dynamique de l’UE mais avons également souligné que ce facteur n’était pas définitivement déterminant. En jetant un regard en arrière, en se tournant vers le début des changements et en se rappelant la manière dont les réformes avaient commencé en Pologne en 1989- 1990 (donc bien avant l’adhésion du pays à l’UE), on est impressionné de voir comment, même au plus fort du délire collectif et de l’émotion politique, le pragmatisme et l’esprit de responsabilité économique n’avaient pas quitté les Polonais et leurs dirigeants démocratiques. Avec une révolte anti- communiste initiée, en 1980, par un ouvrier des chantiers navals de Gdansk – le légendaire Lech Walesa – avec, plus tard, des réformes économiques poursuivies par des décideurs tel qu’un Lech Balcerowicz dont la « thérapie de choc » a mis l’économie polonaise sur les bons rails, lui évitant les tâtonnements, les maladresses et les franches erreurs des dirigeants d’autres pays de l’Est (en ce début des années 90, ceux-ci venaient souvent des milieux intellectuels ; parfois, c’étaient même des poètes en pleine crise décadente !), la Pologne n’avait jamais trahi le bon sens, ni perdu le cap. Dans les trente années de plus en plus glorieuses qui suivaient et dans l’actuelle percée de ce pays sur la scène économique mondiale, ses débuts lointains – très difficiles mais constructifs, laborieux et responsables – y sont sans doute pour quelque chose.