Cela a pris du temps pour les psychologues du travail de l’identifier et de le diagnostiquer. Mais c’était encore plus difficile pour les « patients » de l’avouer, voire de se l’avouer à eux-mêmes. Car comment reconnaître que dans un temps de chômage élevé pour une grande partie de la population active et, dans un sens inverse, de surcharge de travail pour toute une autre partie, comment avouer qu’il y ait des personnes qui… ne font rien au bureau ? La situation a, on l’admet facilement, quelque chose de cynique, et pourtant, ce n’est point de la faute des salariés désoeuvrés eux-mêmes.
Leur travail est, au moins en apparence, d’un travail comme tous les autres. On y accède le plus souvent à la suite d’un concours, on a un lieu professionnel, le plus souvent un bureau, avec un ordinateur… et on travaille. Le problème est que le travail est vite fini puisqu’il y a en effet très peu de chose à faire : au bout de deux ou trois heures au maximum, ce qu’il y a comme tâches à accomplir est accompli. Et après ? Après, c’est des heures entières à ne rien faire qu’assurer une présence inutile, un semblant d’engagement.
Cela peut paraître un job de rêve et cela peut vraiment l’être dans un tout premier temps (surtout si on a l’ordi et le smartphone à côté !) mais au bout d’un moment, tout bascule dans la souffrance et le désarroi. Car le bore- out ou le syndrome de l’ennui au travail s’assimile à une souffrance professionnelle – et pas moindre que cet autre mal, lié quant à lui à surcharge de responsabilités, qu’est bien évidemment le burnout. Le burnout et le bore-out sont les deux extrêmes d’une même réalité – l’épuisement au travail. Dans le premier cas, celui-ci est dû à ladite surcharge et dans le second – à son contraire, le désoeuvrement. Un désoeuvrement imposé et non- volontaire qui à son tour fatigue l’employé, bien que d’une autre manière – par l’alanguissement auquel il le condamne dans des heures actives de la journée (où, normalement, son organisme exige un certain degré de mobilisation) et, souvent, par la contrainte de rester des heures entières dans un lieu plus ou moins fermé. Le salarié qui reste ainsi longtemps inactif peut souffrir des mêmes maux qui affligent celui qui, au contraire, est amené, par un excès de travail, au bord du burnout : le mal de tête, les attaques de panique et le sentiment d’un malaise général apparaissent dans les deux cas et les symptômes de l’épuisement sont présents tant chez les employés surchargés que chez les inactifs. Finalement, les deux catégories pour lesquelles, également, le travail est synonyme non pas d’épanouissement mais d’épuisement, sont guettées par la déprime, voire par la dépression. Dans le cas du bore-out, le malaise se présente comme l’effet d’un mélange de paramètres à dominante psychologique : y entrent en jeu la culpabilité d’être payé pour un travail que l’on n’effectue pas réellement, la conscience aiguë de manque de perspective, d’absence de possibilité de croissance professionnelle et personnelle, la sensation de se trouver comme dans une bulle, dans un vide donc « nulle part » et bien sûr – ce mal existentiel qui, loin d’être l’apanage des oisifs nantis de ce monde, peut sévir même sur le lieu du travail et qui n’est autre que l’ennui. Plus périlleux et plus profond qu’on ne le pense en effet, celui-ci peut mener à la déstructuration de la personnalité, à la perte d’identité. C’est peut-être là que l’expression « s’ennuyer à mort » prend tout son sens…
Mais alors, quels sont ces postes de travail qui permettent une telle inactivité et cela à une époque où tout semble, au contraire, s’intensifier et où les responsabilités s’agrandissent? Postes avant tout administratifs et dans le secteur public, ils sont souvent le résultat d’une politique de création d’emplois qui, obéissant à des raisons d’ordre bureaucratique, ne tient pas compte des besoins réels. Mais il peut s’agir aussi d’engagements sérieux qui, au cours des années, se sont vidés de leur sens et que, pour une raison ou pour une autre, on hésite à supprimer. Le secteur privé abrite lui aussi de pareils postes : l’extrême parcellisation des tâches entraîne la création d’emplois très spécialisés dont la charge réelle et le taux d’occupation sont minimaux.
D’après une enquête, seulement 10% des employés occupant des postes à engagement aussi petit trouve son bonheur dans cette inactivité imposée et réussit à profiter (le plus souvent grâce à l’ordinateur et au smartphone) du temps libre que celle-ci laisse. La grande majorité (90%) des interrogés se disent malheureux de cette situation de laquelle, pourtant, ils ont de la peine à sortir : en effet, ayant peur de se retrouver au chômage, les personnes concernées préfèrent finalement garder leur travail ingrat. Et quand on dit ingrat, encore une fois, il faut le comprendre à l’envers : non pas en tant qu’une charge impossible à supporter, non point comme un boulot physiquement exténuant, mais au contraire, comme une inactivité réglementée qui exténue, quant à elle, par le désoeuvrement, par l’ennui et non en dernier lieu par le manque de perspective de croissance personnelle et professionnelle. « Ingrat » enfin à cause de cette situation hautement paradoxale – celle d’avoir un emploi alors même qu’on n’a pas vraiment de travail.