Interview d’Anselm Zurfluh, Directeur du Domaine de Penthes
Monde Economique – Le rêve, c’est ce que vous avez mis en avant lors de notre première rencontre. En quoi un musée fait-il rêver ?
Anselm Zurfluh – C’est le Domaine de Penthes qui fait rêver, le musée n’en est que l’instrument culturel. Penthes, c’est l’esprit de Genève au grand air ! Imaginez ce lieu tellement bucolique qui aurait fait le délice de Jean-Jacques Rousseau (et qui l’a peut-être fait du reste) face au Mont-Blanc et au lac Léman ; cet endroit a tout du mythe et c’est pour ça qu’il fait rêver ! Penthes est un lieu de détente. On peut y venir se balader en famille et faire un pique-nique, promener ses chiens et même y faire du sport. Le musée, qui est une des composantes du Domaine, a pour vocation de raconter des histoires : la Grande naturellement, mais aussi tout particulièrement la Petite, celle de ces suisses partis chercher fortune dans le vaste monde, dignes représentants du Swiss made dans leur pays d’adoption. Je me permets de signaler que la Première Rencontre des Clubs Suisses du monde entier se tiendra au mois d’août (les 12 et 13 août), et aura pour thème le patrimoine suisse de l’étranger, sa promotion et sa conservation. Des expatriés suisses de 22 pays vont venir à Penthes. Le musée organise également des expositions majeures, comme l’expo Suisse-Russie par exemple qui fut un grand succès. En ce moment, l’Arménie est à Penthes et donne un parfum d’Orient à cette demeure genevoise du XVIIIe siècle. Quant au restaurant, nous avons le privilège depuis maintenant cinq ans d’y avoir un Chef très inspiré en la personne de Sandro Haroutunian. Pour lui, la cuisine est un art et célèbre une des composantes humaines fondamentales, la dégustation et le partage des plaisirs de la table. Pouvoir se cultiver, en prendre plein la vue et se sustenter délicieusement, le tout dans le même espace, est certes un privilège, mais un privilège accessible à tous ! Si Penthes n’existait pas, il faudrait l’inventer, comme aurait pu le dire Voltaire en son refuge si proche de notre domaine.
Monde Economique – Un musée, cela a un coût…
Anselm Zurfluh – Oui, vous avez raison, un coût certain. Ce sont surtout nos visiteurs qui s’enrichissent (culturellement parlant) en venant ici. Le Beau, l’Exceptionnel, le Sublime, la Culture ne sont pas profitables au porte-monnaie, seuls le cœur et l’âme peuvent en jouir. L’absorption des coûts est le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Seul le restaurant est une source de profit, mais il n’offre cependant qu’une entrée en matière. Pour le plat de résistance, il faut trouver d’autres ingrédients, si l’on ne veut pas vivre d’expédients. Pour ce qui est du reste, le Domaine et le Musée sont des sources de dépenses que nous finançons par nos propres moyens, grâce à des amis, des mécènes, des institutions… Il faut beaucoup d’énergie et d’opiniâtreté pour mobiliser bon an mal an environ 1,5 millions de francs pour un lieu de culture.
Monde Economique – Vu que le domaine appartient à l’Etat de Genève, il doit y avoir une contribution cantonale ?
Anselm Zurfluh – En terme d’argent, non, mais en terme de partenariat, oui, et l’on peut dire que nous sommes une réussite de collaboration publique/privée. Nous connaissons tous l’état réel des finances du Canton qui possède des centaines d’édifices et notre fondation a, jusqu’à ce jour, réussi à s’auto-financer. Depuis que nous sommes à Penthes, ce sont quelque 30 millions de francs qui ont été investis par la Fondation, que ce soit dans les infrastructures, dans la maintenance des bâtiments ou dans les expositions. Nous pouvons affirmer et même revendiquer notre statut de PME dans le paysage économique genevois. Les salaires seuls se chiffrent à 2,4 millions par an et, sur les quelque 12 millions de travaux d’embellissement réalisés au Château de Penthes ainsi que dans les cinq autres bâtiments que nous gérons, et dont nous assurons la protection et la préservation, seuls 7 millions ont été remboursés par l’Etat en 2012 à titre d’impenses, argent qui a été réinvesti pour la revalorisation du Domaine. En somme, et depuis 40 ans, c’est une très bonne affaire pour Genève et le citoyen contribuable !
Monde Economique – Nous sommes loin du rêve évoqué au départ. Les contingences financières doivent être assez contraignantes, d’autant plus que vous êtes historien et ethnologue.
Anselm Zurfluh – Aussi curieux que cela puisse paraître, mon métier d’historien et d’ethnologue m’a bien préparé à gérer une entreprise commerciale, car les problématiques du 17e siècle sont sensiblement les mêmes qu’aujourd’hui. Avoir commencé à travailler à 11 ans dans le monde de l’entreprise en collant des étiquettes sur des médicaments pour 90 centimes de l’heure, avoir financé mes études et m’être investi dans le monde de la recherche universitaire et de l’édition, avec une famille de 4 enfants, auront certainement été un atout. Gérer le domaine, et en chercher le financement, est certainement un travail à plein temps, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. En pragmatique que je suis, mon objectif est de pouvoir poursuivre une gestion rigoureuse de ce domaine citoyen, tout en faisant profiter mes collaborateurs, les visiteurs et les promeneurs du parc de la beauté de ces lieux où se conjuguent harmonieusement culture, nature et gastronomie. C’est un vrai luxe aujourd’hui !
Monde Economique – Quels sont les projets d’avenir ?
Anselm Zurfluh – En fait, nous faisions partie du grand projet de réaménagement de Penthes vers la Genève Internationale voulu par l’Etat, en même temps que l’Université et l’IHEID. Cette transformation de destinée étant sans cesse repoussée, nous devenons les garants de la continuité de Penthes afin de pouvoir poursuivre le développement de notre Fondation et de ses activités, tout en étant au service de l’intérêt général et du citoyen en lui préservant un lieu de culture et de détente. En considérant une vision d’avenir, nous avons lancé le 3 juin 2015 une grande campagne publicitaire autour du slogan « Penthes est à vous ». Le titre parle de lui-même : le Domaine de Penthes appartient aux citoyens et citoyennes de ce pays aux visages multiples. La maintenance de ce domaine ayant un coût certain, et étant donné que nous sommes dans un partenariat constructif public/privé, nous pensons que le citoyen a un intérêt naturel à participer à l’avenir de Penthes. Il pourra déduire de ses impôts la contribution faite à notre Fondation qui est d’utilité publique. Ce sera le cas pour le citoyen contribuable privé comme pour les institutionnels et acteurs économiques. Cette campagne est tout à fait essentielle, voire déterminante pour l’avenir de Penthes. Soit nous réussissons avec les Genevois et nous construisons ensemble un lieu de culture pérenne, soit nous n’y parvenons pas et l’avenir de Penthes ne sera pas assuré sur le long terme. Le pire n’étant jamais sûr, j’ai bon espoir !
Monde Economique – On comprend l’importance du fundraising et du financement participatif, mais ce n’est pas vraiment le rêve.
Anselm Zurfluh Si, si, aussi ! Dans la vie, et pour réaliser ses rêves, il faut être réalist
e. Commençons par le début, à savoir sécuriser le financement d’un domaine de 9 hectares, et le reste suivra. En règle générale, que ce soit pour notre Fondation+Suisse+Monde ou pour d’autres institutions muséales, le fundraising est indispensable et fait partie intégrante du travail qui incombe à ces institutions. Cependant, le fundrainsing est toujours lié à des projets concrets. Nous allons mettre sur pied deux expositions fin 2015 : à la rencontre du jeune public, soit Yakari, le petit Indien dont les inventeurs sont Suisses de l’étranger, et une Histoire Suisse à travers Lego avec l’appui de la Loterie romande. En 2016, ce sera au tour de la sculptrice fribourgeoise Adèle d’Affry, dite Marcello, intime de Napoléon III et dont le nom d’artiste est un prénom masculin, car elle ne pouvait exercer son art en pleine lumière, la sculpture étant à cette époque réservée aux hommes. Cette femme exceptionnelle sera donc l’hôte du musée. Pour réaliser tout cela, la recherche de fonds fait nécessairement partie du « rêve Penthes ». Chacun peut participer à cette utopie constructive selon ses moyens et ses envies. Penthes est un lieu qui incite naturellement à la création et toutes celles et ceux qui y passeront à la belle saison pourront raisonnablement envisager d’y inventer leur songe d’une nuit d’été à Penthes.
Monde Economique – Est-ce qu’on peut projeter au-delà de 2016 ?
Anselm Zurfluh – Oui et non. Dans la réalité des choses, la programmation des expositions dépend de paramètres et circonstances dont nous n’avons pas toujours la maîtrise. La mise en œuvre de La Suisse par les Russes, réalisée dans un climat de guerre froide réinstallée, n’allait pas de soi au départ de par la conjoncture politique. Nous avons réussi malgré tout à mener à bien cette exposition. Proposer au public une exposition sur l’art arménien est encore une gageure. La programmation d’après 2016 est dans nos têtes et la grande vision que porte notre Fondation est de réaliser le « Nouveau Musée », à savoir une scénographie très moderne axée sur un public jeune et dynamique. Penthes va donc devenir le lieu où la Suisse de l’intérieur et celle expatriée se rencontrent. Ce sera la maison des Suisses de l’étranger en Suisse et cela se fera à Genève. Par ailleurs, on expliquera aux visiteurs d’une manière ludique et moderne les mécanismes qui ont fait la Suisse, ce que le Swiss Made veut dire et pourquoi il y a une Qualité Suisse. En somme, ce qu’est la Suissitude ! C’est un programme de rêve qui se développe forcément au-delà de 2016 ! Nous avons heureusement encore d’autres cordes à notre arc, cordes que nous utiliserons grâce aussi au soutien des Genvoises et Genevois, des Suissesses et Suisses.