Par Dessy Damianova
Son démontage a pris presque autant de temps que sa monumentale installation, en fin de l’été dernier. Les travaux autour du déballage de l’Arc de Triomphe empaqueté en septembre sur un projet de l’artiste avant- gardiste Christo se sont achevés seulement à la veille du 11 novembre.
Emballage, déballage, montage, démontage …en tout, l’opération a coûté 14 millions d’euros suscitant, inévitablement, des spéculations sur des éventuelles aides publiques. L’Elysée a dissipé ces doutes en écartant tout « malentendu » autour d’un projet qui n’aurait « coûté rien au contribuable français ».
Il n’y a pas de raison d’en douter. Malgré l’absence de son concepteur Christo mort à l’âge de 88 ans en mai 2020, une dizaine d’années après la disparition de son épouse et collaboratrice Jeanne- Claude, la réalisation du projet s’est poursuivie dans l’esprit de totale indépendance artistique qui avait toujours caractérisé les entreprises du plasticien et qui en était l’une des marques distinctives. Financement public ? – très peu pour celui qui, en 1956, avait fui le régime de sa Bulgarie originaire, régime dont l’interventionnisme dans toutes les sphères, y compris celle de l’art – à grand renfort de subventions, bien sûr – avait définitivement dégoûté le jeune Christo de toute idée de financement extérieur.
Le souvenir d’une remarque que lui adressait en plein diktat du « réalisme socialiste » un de ses maîtres de dessin, l’avait marqué à vie : « Les visages de vos paysans manquent d’allégresse ; ils ne reflètent pas fidèlement le grand bonheur que le Parti apporte aux gens du peuple »… En matière d’aberration, difficile d’aller plus loin.
Dès lors, on peut comprendre l’allergie qu’avait pu développer Christo par rapport à toute forme de dépendance de l’art de structures d’Etat ou même de mécènes ou de commanditaires privés. Mais dans ce cas, comment Christo et sa compagne dans la vie et dans la création Jeanne- Claude, arrivaient-ils à financer leurs méga- projets ? Qu’est-ce qui, d’autre part, permet la gratuité avec laquelle leurs œuvres parviennent à un public de masse ? Nombreux furent ceux qui se sont posé ces questions en contemplant le gigantesque péplum dont était affublé l’Arc de Triomphe ainsi que la parfaite accessibilité du monument emballé aux millions de visiteurs venus le voir, parfois même de pays lointains.
Eh bien, le mode de financement des oeuvres de Christo dont l’aspect pharaonique suppose des dépenses faramineuses, repose sur un business modèle bien spécifique. Parlant devant l’audience de Harvard dont la prestigieuse Université avait invité le couple d’artistes à partager sa conception entrepreneuriale, Jeanne- Claude avait résumé ainsi ce modèle : « Nous construisons des œuvres d’art, de joie et de beauté, nous refusons tout sponsor, nous utilisons exclusivement notre propre argent, et nous ne recevons rien en retour »[1]
L’auto- financement dont parlait l’épouse de Christo, business – modèle que les héritiers du célèbre tandem, réunis autour de la Fondation « Christo et Jeanne Claude », entendent bien perpétuer à l’avenir, n’évite pas le recours au crédit bancaire, mais suppose le rapide remboursement du prêt par le biais d’une vente de dessins et d’esquisses préparatoires. Les galeries d’art et les collectionneurs privés ayant toujours été au rendez-vous quand il s’agit d’œuvres signées Christo, fussent-elles de simples croquis et ébauches, produits dérivés et livres, l’argent de cette vente leur avait toujours suffi pour assumer le coût de leurs projets. Ce business modèle garantit l’indépendance de l’art et contribue à la gratuité dont cet art est proposé aux spectateurs. A des millions de spectateurs.
Plus de six millions furent ceux qui s’étaient déplacés pour voir l’Arc de Triomphe, Wrapped, de près et près de 685 millions ceux qui ont pu l’admirer à distance, par le biais des médias. S’il n’est pas sûr qu’ils soient jamais devenus riches – ni la Fondation « Christo et Jeanne- Claude », ni les deux artistes de leur vivant (jusqu’à leur mort ils avaient toujours vécu très modestement dans un appartement à New York), il est certain que chacune de leurs grandes œuvres a drainé des foules et, le temps de sa présentation, augmenté le flux de curieux et de touristes vers lieux où elle se déroulait. Même s’il n’a jamais manqué de visiteurs, Paris, en la personne d’Anne Hidalgo, sa maire, s’est réjoui de voir le nombre de ses hôtes s’accroître significativement de près de 20% le temps de l’empaquetage de l’Arc de Triomphe. La maire a défini l’événement comme un symbole de la reprise économique.
Une véritable réussite pour cette ville pour qui le tourisme génère annuellement 22 milliards d’euros et garantit 15% des emplois. Et une authentique preuve que l’art, même quand il est parfaitement gratuit, peut vendre.
[1] Citation d’après The Harvard Gazette, avril, 2006.
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