Interview de Mauro POGGIA:  » « Si l’on ne fait rien, la médecine à deux vitesses, qui s’installe déjà, deviendra la règle »

3 septembre 2023

Interview de Mauro POGGIA:  » « Si l’on ne fait rien, la médecine à deux vitesses, qui s’installe déjà, deviendra la règle »

Photo © Mauro Poggia

Avocat de profession, Mauro POGGIA a démontré son excellence en défendant avec succès les intérêts des assurés lorsqu’il était à la tête de l’ASSUAS (Association suisse des assurés). Son expertise juridique a ensuite tracé la voie à une carrière politique remarquable, débutant en tant que député et conseiller national avant de le mener au sommet en tant que membre du Gouvernement cantonal genevois de 2013 à 2023. Sa force de travail indéniable et sa capacité à relever les défis ont constamment marqué son parcours. Rencontre avec Mauro POGGIA.

Le Monde Economique: Selon un récent sondage, la hausse des coûts de la santé est largement en tête des dix principales préoccupations des Suisses. Est-il justifié de ressentir une telle inquiétude à ce sujet ?

Mauro POGGIA: Indéniablement. La santé est notre bien le plus précieux, et il faut avant tout y penser lorsque nous avons la chance d’en bénéficier en adoptant un comportement qui permette de la préserver. Et l’État doit nous aider en cela. Ce que l’on appelle improprement les “coûts de la santé”, sont en fait les coûts des soins, et ne contribuent qu’à hauteur de 15% tout au plus, à notre santé. Ce sont eux que notre assurance maladie sociale doit prendre en charge.

Aujourd’hui nous sommes dans une impasse, et il faut avoir le courage de changer de paradigmes. Et cela sur deux plans, liés mais distincts, à savoir la maîtrise des coûts, d’une part, et la maîtrise des primes, d’autre part. Pour le premier volet, il faut avoir pour objectif la promotion de la qualité plutôt que la maîtrise de la quantité, car la première induira la seconde. Pour le second volet, il faut éviter les révolutions coûteuses et revenir aux principes de notre fédéralisme en laissant les cantons reprendre la main.

Monde Economique: L’un des thèmes principaux du programme de votre parti pour ces élections fédérales est de mettre fin à un système d’assurance-maladie qui a démontré ses limites. Ne craignez-vous pas que ce thème de campagne soit considéré comme trop simpliste, étant donné que la population est consciente des nuances et des complexités en jeu dans cette question ?

Mauro POGGIA: Vous avez résumé les causes de l’inertie. Tout le monde se dit que le sujet est trop compliqué, alors personne ne fait rien. Et l’“open bar” actuel perdure, chacun se disant qu’il n’y a pas de raison de se restreindre, tant du côté des fournisseurs de soins que des patients, avec des coûts qui seront de moins en moins maîtrisés, au fur et à mesure du vieillissement de la population, avec l’explosion des maladies chroniques, de la perte d’autonomie, et des patients polymorbides. Le thème n’est pas simpliste, car il touche directement le pouvoir d’achat des habitants de notre pays.

Par contre, si personne n’empoigne pas le sujet avec compétence, ce sont les solutions, simplistes elles, qui vont se multiplier. On le voit avec la proposition de supprimer l’obligation de s’assurer, qui ferait la joie des assureurs qui proposeraient alors de lucratives assurances privées, ou l’initiative visant à bloquer les coûts de la santé lorsqu’ils atteignent un niveau fixé, sans expliquer ce qu’il faudrait faire ensuite pour la prise en charge des malades. Une chose est sûre: si l’on ne fait rien, l’assurance de base va se réduire comme peau de chagrin, et la médecine à deux vitesses, qui s’installe déjà, deviendra la règle, avec pour conséquence un érosion dangereuse de notre cohésion sociale.

Monde Economique: Pouvez-vous nous donner un aperçu des principales solutions que le MCG propose pour résoudre les problèmes actuels de l’assurance-maladie et comment elles diffèrent de celles des autres partis ?

Mauro POGGIA: Il faut d’abord que la LAMal soit modifiée d’urgence pour permettre aux cantons qui le souhaitent de créer des caisses de compensation cantonales ou intercantonales qui assureront la transparence des flux financiers, une réelle solidarité dans la prise en charge des coûts, et permettront un contrôle du système de santé en temps réel. Ces caisses publiques, mais non uniques, contrôlées par les cantons qui en assumeraient la garantie financière, fixeraient les primes pour leur territoire, en mettant un terme à cette course actuelle des assureurs aux bons risques, en évitant la création incontrôlée de réserves et en restituant le trop perçu à ceux qui l’ont versé. Les assureurs qui le souhaitent se verraient confier la tâche de contrôler les factures, ce qu’ils savent très bien faire, moyennant rémunération de cette tâche administrative. Il n’y aurait donc pas besoin d’engager des milliers de fonctionnaires, contrairement à la création d’une caisse publique, unique ou non.

Pour réduire les coûts, il faut donner davantage de prérogatives aux cantons pour la négociation des tarifs, et la régulation de l’offre pléthorique de soins, et je ne parle pas des généralistes et des médecins de premier recours, qui engendre une demande souvent non justifiée. Il faut engager les moyens nécessaires à la prévention et à la promotion de la santé, soutenir la généralisation du dossier électronique du patient, qui permettra de rémunérer la coordination des soins, notamment pour une population vieillissante, et assurer la qualité de la prise en charge. Il faut aussi imposer les médicaments génériques autant que possible et réduire le coût des médicaments de manière générale.

Enfin, mais la liste n’est pas exhaustive, il faut mettre en place une promotion de la qualité, alors que le système actuel rémunère davantage la multiplication d’actes inutiles que l’écoute attentive du patient et des soins ciblés et efficaces.

A part toutes ces mesures, il faut aussi savoir prendre un peu de hauteur et se demander si la santé de la population de notre pays n’est pas un objectif d’intérêt public, comme l’est la défense nationale par exemple. Est-il acceptable que la Confédération ne s’engage pas davantage financièrement à ce niveau, en laissant l’essentiel de la charge aux assurés et aux cantons ?

Monde Economique: Quelles seraient les implications pratiques pour les citoyens de cette reprise en mains du système de santé par les cantons ?

Mauro POGGIA: Il faut dire avant toute chose que la santé de la population est une responsabilité cantonale. La Confédération n’a reçu pour mission constitutionnelle que de mettre en place une assurance sociale uniforme, qui soit obligatoire, et assure la solidarité entre malades et bien-portants. En pratique, on constate que la LAMal va bien au-delà, en imposant l’organisation de notre système de santé aux cantons, lesquels sont réduits au rôle de tiroir-caisse. En fait, incapable de maîtriser les coûts, le Parlement se borne à tenter une limitation de l’accroissement des primes, en transférant des charges aux cantons, espérant vainement soulager ainsi les caisses maladie. Il s’agit d’un transfert sournois de charges des assurés vers les contribuables, pour calmer la grogne générale, du moins l’espère-t-on.

Il est donc logique que les cantons aient davantage de prérogatives. Ceux-ci ont une légitimité démocratique, contrairement aux assureurs; légitimité qui sera accrue par une loi cantonale qui devra exprimer la volonté des citoyens de les voir apporter des réformes au système. Les citoyens seront donc directement impliqués dans ces changements et pourront avoir accès aux comptes de ces caisses de compensation, en exigeant que le trop perçu soit restitué sous forme de réductions de primes pour les années futures. Les assurés conserveront leur caisse, dont la tâche sera désormais de contrôler les factures, ce qui n’est pas négligeable, mais sans fixer les primes, ni gérer leur utilisation.

Monde Economique: Si le système actuel d’assurance-maladie est remanié, comment le MCG envisage-t-il une transition en douceur pour éviter des perturbations majeures pour les assurés ?

Mauro POGGIA: Les assurés n’ont pas à être bouleversés par la réforme proposée. Si le Parlement fédéral donne aux cantons cette opportunité, ce que les partisans à tout crin de la concurrence devraient plébisciter, il faudra une loi cantonale pour créer cette caisse de compensation, et lorsque celle-ci sera en place, “au fil de l’eau”, au 1er janvier de l’année suivante, elle reprendra les rênes du système. Elle rétribuera les assureurs qui en auront fait la demande et qui auront été retenus, pour le travail de contrôle des factures, et dont ils rendront compte à cette entité publique, dans laquelle les assurés et les patients seront représentés.

Monde Economique: Pour quelles raisons devrions-nous penser que vous, Mauro POGGIA, seriez meilleur à Berne qu’à Genève ou nous n’avons pas vu, pendant que vous étiez à la tête du département de la santé, une maîtrise des primes d’assurance-maladie ?

Mauro POGGIA: On ne peut agir que dans le cadre légal à disposition. Or, aujourd’hui, et c’est bien le problème, les cantons ont peu de pouvoirs en matière de contrôle des primes. Ils sont certes formellement consultés à la fin de chaque été, mais ne disposent que de quelques jours à peine pour consulter des documents agrégés et épurés que l’OFSP veut bien leur remettre. Quand ils s’en plaignent, ils ne sont pas entendus. J’ai dénoncé cette pratique d’année en année, sans résultat. Par contre, dans le domaine de la prévention et de la promotion de la santé, dont on verra les effets à l’avenir, j’ai augmenté massivement avec mes services les investissements du canton. De nombreux projet de médecine de proximité ont vu le jour, que ce soit dans le domaine des Maisons de santé ou de la prise en charge des patients âgés atteints de plusieurs pathologies (COGERIA), cela en partenariat avec les HUG et l’imad, qui est le partenaire principal de l’État pour les soins à domicile.

En ce qui concerne la maîtrise des coûts, chaque fois que la LAMal a donné des prérogatives au canton, je les ai mises en œuvre. Que l’on pense à la clause du besoin, qui ne limitera évidemment pas l’installation des médecins de premier recours, dont les généralistes. Pour préserver les finances publiques, j’ai même fait bien plus à Genève que dans n’importe quel autre canton, alors que l’on exigeait que les patients puissent aller se faire soigner dans n’importe quel hôpital à charge du canton. L’économie réalisée peut être estimée jusqu’à 300 millions. Aujourd’hui encore, Genève résiste, seul, à la pression des assureurs privés, en évitant la sélection des patients par les chirurgiens opérant en clinique. Ainsi, avec la règle du 1 pour 1, le canton n’intervient pour un patient au bénéfice d’une assurance privée que pour autant que la clinique prenne en charge un patient ne bénéficiant que de la LAMal. Ce sont des sommes importantes qui sont ainsi économisées, tout en soulageant les HUG.

A Berne, le travail sera différent, puisqu’il permettra de porter un discours de réforme du système, pour davantage de transparence, de contrôle et d’équité, ce qui est d’autant plus important lorsque le discours ne vient pas d’un parlementaire estampillé “de gauche”. Mais on ne fait rien seul, et il faudra convaincre. Pour y parvenir, il faut savoir de quoi on parle, et cela fait 40 ans que j’évolue dans le domaine du droit de la santé, de la défense des patients et des assurés.

Interview réalisée par Thierry DIME

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