Photo © Buchinger Wilhelmi
Par Sabah Kaddouri
En Suisse, les entreprises familiales sont le socle du tissu économique du pays. L’enjeu de la transmission constitue un véritable défi nécessitant anticipation, transparence et intelligence émotionnelle. Le Monde Economique s’est entretenu avec la famille Buchinger Wilhelmi à la tête des cliniques mondialement connues, spécialisées dans le jeûne thérapeutique. A son compteur, un groupe centenaire et quatre générations successives solidement ancrées. Un cas d’école. Tour d’horizon pour recueillir les bonnes pratiques.
Monde Économique : Les cliniques Buchinger Wilhelmi, c’est déjà quatre générations et une « mécanique » bien huilée. Quelles sont les clefs d’une transmission réussie ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : Il n’est pas facile d’analyser l’alchimie de la transmission dans une entreprise familiale. Evidemment, l’affinité des successeurs potentiels avec le concept et les valeurs de l’entreprise est essentielle. Ils doivent aussi croire que l’entreprise a un rôle à jouer, a du sens pour le monde et a un futur. De leur côté, les successeurs potentiels doivent avoir la formation et l’expérience requises pour la fonction. En ce qui nous concerne, notre spécialité, le jeûne thérapeutique avec accompagnement médical, connaît depuis quelques années un grand regain d’intérêt.
Encore une niche jusqu’à cette dernière décennie, cette nouvelle reconnaissance rend le groupe d’autant plus intéressant pour la jeune génération : elle sent que l’entreprise a le vent dans les voiles, qu’elle permet aux humains épuisés physiquement et émotionnellement de se redresser, de retrouver la santé et le drive. Cependant, même une mécanique bien huilée n’est pas sans passage difficile : le fondateur de nos cliniques, le Dr. Otto Buchinger s’est séparé de son fils Otto junior et de sa femme pour fonder avec sa fille Maria et son époux, Helmut Wilhelmi, la clinique d’Überlingen au sud de l’Allemagne et plus tard celle de Marbella au sud de l’Espagne.
Au passage de la deuxième à la troisième génération le fils de Maria, Raimund et sa femme Françoise ont dirigé la clinique d’Überlingen et sa fille Jutta avec son mari Klaus Rohrer, celle de Marbella. Le challenge auquel s’est confrontée cette lignée fut le statut un peu ambigu des deux conjoints « pièce rapportées » travaillant à la direction des cliniques. Le passage à la quatrième génération (nos deux fils, Victor et Léonard Wilhelmi et leur cousine Katharina Rohrer) fut facilité par un processus de stratégie familiale, coaché professionnellement. Tous les trois disent avoir choisi de reprendre la succession au cours de ce processus de trois ans. Il s’agissait de rendre transparente la situation de l’entreprise tant au niveau financier qu’entrepreneurial. Ce travail n’est pas anodin car des conflits refoulés, des ressentiments concernant des événements du passé peuvent s’exprimer surtout s’il y a plusieurs branches familiales concernées.
Monde Économique : Sur quels sujets débattez-vous le plus et comment arrivez-vous à un consensus ? Quelles sont les règles établies ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : Votre question nous oblige à constater qu’il n’y a pas beaucoup de règles établies concernant la situation actuelle du passage de la troisième la quatrième génération. Certaines règles ont été édictées lors de la stratégie familiale dans une charte définissant les critères auxquels doivent correspondre les membres de la famille briguant, un poste de direction. Lorsque les membres de la famille ont une relation harmonieuse, il y a beaucoup de situation qui se règlent par elles-mêmes, intuitivement. La fluidité des relations au sein de la famille a été très stimulée par des journées annuelles de rencontres fixées par la charte familiale. Quant aux débats, ils se portent sur la formation des nouveaux employés, la transmission des savoirs au staff ainsi qu’aux patientes, patients et hôtes. Il y a par exemple des discussions sur l’aménagement, l’ameublement, la qualité environnementale à l’intérieur et à l’extérieur des maisons. Et, bien sûr, les perspectives de développement. En somme, l’entreprise familiale jongle avec trois cercles de fonctionnement : les relations familiales, la hiérarchie d’entreprise et l’actionnariat.
Monde Économique : A quel moment, devient-il « naturel » pour la génération montante de prendre pleinement les commandes ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : Vu de la perspective de celle qui transmet la responsabilité, le détachement se produit par étape. En cédant la responsabilité, on perd petit à petit « la vue d’ensemble », on connaît moins les nouveaux employés – que l’on ne choisit plus soi-même, il faut laisser grandir des nouvelles personnes, qui vont forcément faire leurs erreurs. Il faut laisser le style des nouveaux responsables s’imposer. Pour une mère ou un père, se voir donner des ordres – même poliment – par son fils ou sa fille représente un certain challenge ! D’un autre côté, il y a toutes ces nouveautés qu’ils introduisent, ce nouvel élan qui se fait sentir et qui nous réjouit. Comment cette nouvelle génération va-t-elle remoduler, voire réinventer l’entreprise ? Voilà de quoi s’enthousiasmer… et parfois s’inquiéter !
La prise des commandes se fait donc dans notre famille progressivement mais sûrement, d’une part, par détachement des anciens, et par l’assurance que prennent les nouveaux qui grandissent dans la fonction.
Monde Économique : Pourquoi considérez-vous essentiel de se faire accompagner par un expert extérieur à la famille dans l’établissement d’un cahier des charges ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : Il y a une certaine vision de tunnel dans toute entreprise et spécialement dans les structures familiales. De plus, parfois des frustrations concernant par exemple les répartitions faite plusieurs décennies auparavant produisent des schémas comportementaux d’évitement, de déni ou même des conflits. La nouvelle génération doit pouvoir comprendre tous ces mécanismes et les mettre à plat afin de pouvoir s’engager pleinement et se sentir libre de ses actions. Cela demande impérativement un coach extérieur avec des qualités de médiation et de psychologie pour structurer le processus de transmission. Depuis quelques décennies, les universités comprennent l’importance des entreprises familiales représentant dans les économies suisses ou allemandes plus de 80 % de l’entrepreneuriat !
Monde Économique : Quid de ce qu’on appelle « les pièces rapportées » que sont les conjoints et épouses rejoignant la famille ? Cela peut rebattre les cartes….
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : La question des conjointes et conjoints, quel que soit leur relation maritale ou autre, est probablement le défi central des entreprises familiales, trop souvent patriarcalement structurées. Autrefois, c’étaient généralement les femmes qui épousaient un membre d’une entreprise familiale et suivait leurs maris. Elles n’avaient pas de statut officiel même si elles travaillaient à soutenir leur mari. Aujourd’hui, les femmes ont des formations égales à celles des hommes, parfois supérieures. Donc lorsqu’elles sont en couple avec un membre d’une entreprise familiale actif, elles ont soit l’option de s’investir dans l’entreprise ou de trouver un poste ailleurs. Actuellement la situation se présente de la même façon pour les partenaires masculins. L’entreprise familiale doit s’adapter à l’égalité homme-femme pour pouvoir continuer à exister.
Monde Économique : On a coutume de dire que les entreprises familiales s’avèrent plus résilientes face aux crises traversant chaque époque. Pourquoi selon vous ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : À mon avis, les entreprises familiales vivent souvent en affinité avec leur concept, leur produit, et un système de valeurs. Elles sont souvent plus proches de leurs employés, surtout s’il s’agit d’entreprise de petite et moyenne taille. Elles ont une vision à long terme puisqu’elle se définissent par la transmission de génération en génération. Si une entreprise familiale arrive à créer véritablement un esprit de famille et de solidarité entre ses collaborateurs et collaboratrices, dans les périodes de crise, on se sert plus facilement les coudes et on fait passer la compagnie avant son intérêt personnel.
Monde Économique : Cette culture familiale, comment l’instillez-vous au sein même de votre management vis-à-vis des collaborateurs ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : Tout d’abord par l’exemple et la présence, la proximité même au sein de l’entreprise. Il y a beaucoup de gestes qui sont appréciés par les membres du staff, un petit cadeau pour l’anniversaire, des félicitations pour un mariage ou une naissance, des fêtes où se retrouver en dehors des relations professionnelles…Il y a aussi le soutien dans les passages difficiles et une bonne politique d’intégration des nouveaux employés. Sur le plan professionnel, on offre une activité qui fait du sens, des séminaires de formation, une possibilité de grandir dans l’entreprise. Et bien sûr, il faut une culture de salaires respectueuse, honnête et généreuse.
Monde Économique : Buchinger Wilhelmi, c’est déjà un centenaire d’histoire. Qu’espérez-vous pour les prochaines décennies ?
Dr. Françoise Wilhelmi de Toledo : En ce qui me concerne, j’espère que Buchinger Wilhelmi continuera à établir scientifiquement le jeûne comme une intervention non pharmacologique d’une grande puissance thérapeutique. Et que le Spirit d’Otto Buchinger avec les trois dimensions du jeûne, la dimension médicale, la dimension communautaire et la dimension de l’inspiration resteront vivantes au sein de l’entreprise.
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