Photo © P Choffat
Par Patrice Choffat, CEO de Bestag
Ma pizzeria préférée est toujours pleine, mais Massimo me trouve toujours une table et je suis toujours très bien servi. Et de mon côté, je laisse toujours un pourboire plutôt généreux. Notre relation est mutuellement bénéficiaire, en plus d’être amicale. Les pourboires fonctionnent parce que nos intérêts sont alignés, que la prestation est tangible et observable et que l’interaction est répétée.
Beaucoup d’entre nous ont leurs petites habitudes de réciprocité… Nous nous sentons bien d’avoir été généreux avec quelqu’un de méritant, et nous payons finalement peu cher pour ce que nous recevons. Dans mon cas, je suis enchanté : service parfait, limoncello offert et assurance d’avoir une table dans mon restaurant préféré.
Dans le courtage immobilier, l’interaction n’est pas répétée, la prestation n’est pas vraiment observable et les intérêts ne sont pas alignés. Les propriétaires ne vendent qu’un bien immobilier tous les 20 ans, donc il n’y a pas vraiment de répétition. La prestation demande de la confiance, car plusieurs aspects cruciaux de la prestation ne sont pas observables : réactivité par rapport aux acheteurs potentiels, quantité d’informations révélées durant des négociations.
Et surtout les intérêts ne sont pas alignés : Pour une vente à 2 millions avec une commission de courtage de 3%, le courtier touchera 60’000 francs. Si la vente est mauvaise et s’effectue à 1’800’000, le courtier touchera 54’000 francs. Pour le courtier, la différence ne vaut pas trois mois supplémentaires de commercialisation. Pour le vendeur par contre, ce sont 200’000 francs qui s’évaporent.
Voilà le problème central de la rémunération au pourcentage : Les intérêts du vendeur et du courtier ne sont pas alignés. Les intérêts du courtier dictent en principe qu’il préfère une vente à 1.8 millions de francs en un mois. La préférence nette de son client est pourtant pour une vente à 2 millions, même s’il faut attendre 6 mois, respectivement que le courtier fasse beaucoup plus d’efforts.
Comme il est très difficile de déterminer la valeur d’un bien immobilier et que le courtier est mieux informé à ce sujet que son client, l’agent aura l’ascendant sur le propriétaire vendeur. Et comme l’effort effectué n’est pas observable, le client doit décider bon gré mal gré de faire confiance à son prestataire.
Cette confiance n’est pas déplacée et elle n’est pas trahie crûment dès le début de la relation. C’est au fil d’une commercialisation difficile que la motivation du courtier s’érode typiquement. A la marge, la représentation des intérêts du client peut céder le pas à la défense des intérêts de l’agent. Cela prend forme à l’insu du client : Par exemple, après une offre insatisfaisante pour le vendeur, on fera entendre qu’il faut l’accepter, car on ne trouvera pas mieux. Et peut-être le même soir répondra-t-on que les visites sont terminées pour ce bien, car il est déjà vendu… Ou encore, on révélera que le bien affiché à 2 millions peut être acquis meilleur marché : “Si vous mettez un million neuf cent mille, vous l’avez”.
Refuser cette offre insuffisante au risque de faire 2 mois de travail de plus, négocier âprement même lorsque la vente n’est plus très rentable en termes de salaire horaire… Voilà autant d’actions que les courtiers payés au pourcentage ne font qu’à contrecœur, et ceux à frais fixe pas du tout. La réputation de la branche du courtage immobilier nous indique ce qu’en pensent les particuliers.
La branche explique en long et en large qu’elle se tient à un strict code de déontologie. C’est vrai en intentions ! Cependant, une promesse d’agir vertueusement, quand personne ne peut nous contrôler, n’est-elle pas également une admission que les intérêts ne sont pas alignés ?
En six ans sur le marché, Bestag a pu observer trois axiomes : D’abord, la vente immobilière est chronophage pour un travail bien fait. Ensuite, la compensation doit être suffisamment élevée en termes absolus, pour qu’un courtier compétent soit prêt à mettre tout l’effort nécessaire. Et enfin, la rémunération marginale pour une vente à un meilleur prix doit être significative.
Et la seule solution valable est une formule de rémunération avec systèmes de bonus & malus, comme l’appliquent depuis bien longtemps les institutionnels lors de leurs transactions immobilières qui se chiffrent en dizaines de millions. Soit déterminer la valeur de façon très soigneuse, en utilisant par exemple un appel d’offres de courtiers pour l’évaluation, puis application d’une rémunération progressive qui rémunère correctement l’effort en plus pour réaliser un meilleur prix.
(Il existe plusieurs modèles de rémunération progressive. Un modèle intuitif est de proposer des pourcentages différents suivant les prix de vente, par exemple 3% jusqu’à un million et 4% si le bien est vendu au-dessus. Le problème est que le courtier n’est incité qu’à atteindre le prix du bonus, et tout autre amélioration du prix est peut intéressante. Les institutionnels de l’immobilier utilisent les taux marginaux qu’on connaît des impôts, donc peu compréhensibles et donc peu pratiques pour motiver les courtiers. Enfin certains modèles contiennent des bonus pour l’obtention de certaines sommes, sans proposer de malus pour la sous-performance, ce qui est biaisé en faveur du prestataire.)
Bestag préconise un système très simple. La compensation doit se calculer sur la base du prix cible et du courtage usuel pour donner une commission cible (3% de 2 million, donc 60’000 francs) , modifiée avec un bonus/malus, par exemple 12%, de la déviation du prix de vente par rapport au prix cible (donc plus 12’000 francs de commission pour un prix de vente 100’000 francs supérieur).
(En reprenant l’exemple d’une offre à 1.8 millions pour un bien dont la valeur a été établie CHF 2 millions. Avec une commission standard de 3%, donc 54’000 francs, le courtier recommande de vendre, bien que cela représente une sous-performance effective de 200’000 francs pour le vendeur.
Avec un système de bonus/malus à 12%, le malus pour la sous-performance serait à hauteur de 12% du manque à gagner (200’000 francs), c’est à dire 24’000 francs, donc la provision se réduit à 36’000 francs (60’000 moins 24’000). Ayant le potentiel de vendre cet objet à 2 millions, le courtier insistera pour refuser l’offre, laisser l’objet en vente et obtenir un meilleur prix. Il sait qu’il pourrait également toucher 12% de bonus sur toute sur-performance. Avec un tel modèle, un travail bien fait, ou du moins un effort optimal, est assuré par l’alignement des intérêts du vendeur et du courtier.)
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