Peut-on décréter le bonheur au travail ? 

22 septembre 2024

Peut-on décréter le bonheur au travail ? 

Photos © S.Prunier-Poulmaire

L’avis de Sophie Prunier-Poulmaire

L’idée de décréter le bonheur au travail suscite un débat passionné au sein des milieux professionnels et académiques. Alors que la quête du bonheur au travail est devenue un objectif primordial pour de nombreuses organisations, la question de savoir si le bonheur peut être imposé ou décrété reste complexe et sujette à interprétation. D’une part, les défenseurs de cette approche soulignent les bénéfices potentiels d’un environnement de travail favorable, affirmant qu’une culture d’entreprise axée sur le bien-être des employés peut favoriser la productivité, la fidélité et l’innovation.

Cependant, d’autres voix expriment des préoccupations quant à la nature intrinsèque du bonheur, suggérant qu’il ne peut être dicté de manière autoritaire et que la volonté de chaque individu joue un rôle crucial dans son expérience du bonheur au travail. Ainsi, la question de décréter le bonheur au travail soulève des questions fondamentales sur la nature du bien-être, le rôle de l’employeur et les limites de l’intervention organisationnelle dans la sphère personnelle des employés. Rencontre avec Sophie Prunier-Poulmaire, Maitre de Conférences en Psychologie du Travail et Ergonomie et auteure du livre « Le Bonheur au Travail ? ».

Monde Economique : Face à l’évolution rapide du monde professionnel, quelles sont, selon vous, les principales raisons pour lesquelles le bonheur au travail est devenu un sujet de plus en plus important aujourd’hui ?

Sophie Prunier-Poulmaire : La pandémie mondiale que nous avons traversée a considérablement modifié notre rapport au travail, plus profondément que nous ne pouvions l’imaginer. Par-delà les nouveaux modes d’organisation que nous avons dû instaurer dans l’urgence, comme le télétravail devenu emblématique, nous avons pris de la distance avec notre sphère professionnelle qui s’est avérée ne pas être uniquement spatiale. Nous avons pris du recul… Nous nous sommes interrogés sur le sens global de nos vies dans lesquelles le travail occupe une place prépondérante. Nous nous sommes demandés si ce que nous faisions chaque jour au service d’une entreprise avait un sens profond, était en accord avec ce que nous sommes et en phase avec nos propres valeurs. Nous avons, en d’autres termes, réinterrogé la centralité du travail dans nos vies. Cette quête du bonheur dans le champ professionnel est devenue alors légitime.

Plus qu’une source de revenu, un lieu de relations sociales, de reconnaissance, un vecteur de savoirs et d’expertise, nous cherchons davantage qu’auparavant à nous épanouir au travail. Les jeunes générations plus encore que les anciennes.

Monde Economique : Dans votre livre «Le Bonheur au Travail ? «, pourriez-vous partager avec nos lecteurs les principales conclusions ou idées que vous avez développées sur ce sujet ?

Sophie Prunier-Poulmaire : Cet ouvrage original est la rencontre de 25 chercheurs en sciences humaines et sociales, experts des questions du travail, et de 35 dessinateurs de presse parmi les plus talentueux en France. Dans un jeu de regards croisés, il fait «  dialoguer » l’œuvre des dessinateurs et l’expertise des chercheurs. Chacun invite à sa manière à voir autrement le travail contemporain. Il permet, au travers d’approches disciplinaires complémentaires (économie, sociologie, philosophie, psychologie du travail, ergonomie, etc.), de réfléchir, de s’interroger sur le travail, ses enjeux, son sens, son avenir, sur ce qu’il est devenu pour nous-même, dans nos liens avec les autres, sur la manière dont il peut constituer une ressource pour l’individu. Car de la même manière que le travail peut être source de « Risques Psycho-Sociaux », dont on parle beaucoup ces dernières années, il peut aussi  – et sous le même acronyme – s’imposer comme une Ressource Psycho-Sociale, une source d’épanouissement pérenne et de bien-être.

Implémenter une culture du bonheur au travail nécessite un engagement à long terme de la part des dirigeants

Nous nous sommes ainsi interrogés sur les voies nouvelles qu’il conviendrait d’emprunter pour relever ce pari. Comment faire pour que le travail puisse contenir en lui-même quelques-uns des ressorts du bonheur ? Quelles ressources mobiliser ? Quelles actions entreprendre ? Quelles réflexions mener ?

Monde Economique : Pourriez-vous expliquer comment vous définiriez le bonheur au travail et en quoi il se distingue de la simple satisfaction au travail ?

Sophie Prunier-Poulmaire : Le bonheur est quelque chose de très subjectif, d’intime et de personnel. Chacun détient sans doute sa propre définition. Mais dans le champ du travail, être heureux requiert quelques conditions essentielles que nous pouvons partager ici. Il s’agit par exemple d’avoir la possibilité de s’investir pleinement dans son travail avec le sentiment que ce que l’on fait a un sens, que ce que l’on produit est utile aux autres, que l’on peut s’y reconnaître avec fierté, sans avoir renoncé à ses propres valeurs, à son éthique personnelle. Que ce travail, quel qu’il soit, nous autorise à « apprendre » chaque jour (en plus d’apprendre sur soi et sur les autres), qu’il permette de mobiliser ses connaissances, ses compétences et qu’elles puissent se construire, se consolider tout au long du parcours professionnel. Que ces compétences soient exploitables ici et maintenant, mais aussi demain, peut-être ailleurs dans le cadre d’une évolution de carrière réfléchie.

Que nous bénéficions d’un retour sur ce que l’on produit, que nous soyons encouragés, soutenus dans nos initiatives, dans les efforts quotidiens que nous mettons en œuvre pour accomplir ce que l’on nous confie. Savoir qu’il est possible de partager dans un collectif constitué, les difficultés du travail, l’ingéniosité que l’on met en œuvre pour les surmonter et le plaisir que l’on trouve à le faire. être assuré  que l’on contribue à produire ensemble des biens, des services utiles aux autres, et in fine utile à la société tout entière. Si ce n’est le bonheur, alors on s’en approche… entre bien-être et qualité de vie au travail.

Monde Economique : Ces dernières années ont vu l’émergence de nouveaux postes telsque le « Chief Happiness Officer «, le « Wellbeing Manager» ou encore le « Director of Employee Experience « . Face à ces tendances, peut-on, selon vous, décréter le bonheur autravail ?

Sophie Prunier-Poulmaire : C’est une excellente question qui appelle une réponse simple : non, le bonheur ne se décrète pas, ni en entreprise, ni dans les autres sphères de nos vies. Il repose essentiellement sur des organisations du travail respectueuses des femmes et des hommes à l’œuvre, sur un management qui s’enracine dans la confiance, sur le fait de conférer à chacun des marges de manœuvre, de créativité dans le travail pour loger « de soi » dans ce que l’on fait et pouvoir en être fier. Il faut pouvoir penser le travail à hauteur d’Homme, au plus près de ceux qui le réalisent, ceux qui créent chaque jour la richesse et qui, in fine, s’imposent comme étant celle la plus précieuse de l’entreprise.

S’il est besoin d’avoir recours à un « Chief Happiness Officer » pour organiser ce bonheur au travail là, c’est sûrement parce que l’organisation à elle seule n’y suffit pas… et ce n’est malheureusement pas sur les épaules d’un seul homme, d’une seule femme que peut reposer cette immense responsabilité. Elle implique un projet collectivement pensé et une attention de tous les jours. Cette tendance est peut-être simplement l’aveu d’un échec. Mais il n’est jamais trop tard pour faire de la quête du Bonheur au Travail un objectif réaliste au-delà d’une quête utopiste.

Monde Economique : L’émergence de ces nouvelles tendances dans le monde du travail,ne sont-elles pas finalement une invitation à porter un autre regard sur le travail contemporain ? 

Sophie Prunier-Poulmaire : Il est en effet urgent de le faire, de repenser collectivement les organisations, de poser ensemble des questions essentielles rarement mises en débat. L’émergence de phénomènes récents nous y pousse : des taux d’absentéisme record partout en Europe, des problèmes d’attractivité inédits dans certains secteurs d’activité (hôtellerie, restauration, monde de la propreté), des difficultés de fidélisation des salariés, etc. Le phénomène de la grande démission aux États-Unis inquiète et alerte aussi sur la nécessité de repenser urgemment le travail, son contenu, son sens, sa valeur, sa centralité et le rapport que l’on entretient avec lui. C’est un défi collectif majeur qui nous appartient de relever rapidement.

Cela exige d’imaginer de nouvelles modalités de production, de concilier économie avec écologie, éthique et altruisme. L’occasion aussi d’intégrer ces nouvelles attentes des citoyens, en défendant des valeurs capables de fédérer et de constituer le terreau favorable à la confiance, celle des salariés, des usagers et des clients. Cela peut être un moment de réinvention des organisations, des pratiques managériales, des modes de travail qui passent par une mise en débat de ce que peut être « un travail bien fait », de qualité et qui donne du sens à l’investissement de chacun.

La communication transparente et régulière est une autre pierre angulaire de la culture du bonheur

L’entreprise de demain ne devrait pas simplement jouer un rôle dans les rouages de l’activité économique mais s’imposer comme un élément moteur pour nous permettre de « faire société ». De grandes entreprises ont ouvert la voie en se dotant d’une « raison d’être » qui va bien au-delà de leur cœur de métier, de leurs missions spécifiques : elle les engage du point de vue social, sociétal et environnemental. Or, la question centrale de l’écologie doit pouvoir se marier harmonieusement avec celle de l’écologie du travail humain. Une voie sans nul doute pour penser un monde du travail ferment du Bonheur ? à la fois plus juste, plus équitable, plus sûr…

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