Après des débuts scandinaves, c’est en 2002 que la presse imprimée gratuite a connu ses premiers succès en Europe Occidentale, s’affirmant à la fois comme l’une des stratégies marketing les plus réussies (en dépit de la prétention de « no cost » !) que comme l’un des phénomènes se société les plus intéressants de notre époque.
Au point de ne plus pouvoir imaginer notre quotidien sans ce fidèle compagnon de route qu’est le « gratuit » !
Ses textes et ses images meublent les moments « morts » de ce quotidien, des moments d’inactivité souvent imposée qui nous jettent soit dans la nervosité du désoeuvrement, soit (pire encore !) dans une sorte de « creux » existentiel avec tout ce que cela suppose comme angoisse intérieure et comme tension psychologique. Ces moments d’inactivité, qu’elle soit anxiogène ou, au contraire, bien désinvolte, sont souvent liés – sans raison apparente, bien sûr – au transport public, à l’attente du bus ou au déplacement lui- même.
Et voilà donc, à l’ère du journal gratuit, on n’attend plus : on lit. On ne voyage plus en bus : on lit… Mais comment faisions- nous dans ces temps pourtant non si lointains, lorsque nous n’avions pas encore à portée de main la joyeuse compagnie d’Angelina et Brad, de Rihanna et Shakira, de Xenia et Miss Suisse’12, de Roger, et Novak, et « Rafa » ?…Et nous voilà tous devenus de grands lecteurs. On se croirait dans la « République des Lettres » tant rêvée par les intellectuels de tous les temps !
On le croirait volontiers en effet… n’était-ce pas la facilité des contenus des « gratuits » imprimés, leur caractère trop divertissant ou sensationnel, leur présentation si peu exigeante. Mais là encore, les avis sont partagés. R. Rieffel, auteur de la très sérieuse étude Mythologie de la presse gratuite, trouve qu’à côté des articles trop « légers » et qui, notamment, peuvent confirmer l’impression que gratuité rime avec facilité, il y en a ceux qui sont « loin d’être dénués d’intérêt et concourent à une meilleure intelligibilité du monde qui nous entoure. »
Ceci correspond à l’ambition des gratuits de proposer « du tout », d’être une plate- forme où des goûts variés se rencontrent, où les attentes des différentes catégories de lecteurs se mélangent, telles les couleurs d’une palette qui, strictement sectionnées au départ, finissent, à mesure qu’elles fondent, par se rejoindre et même s’interpénétrer. Mais la diversité des contenus et du ton général des articles (sérieux ou nonchalant, grave ou désinvolte) n’est pas commandée uniquement par la diversité des catégories de consommateurs de ces journaux ; elle est recherchée avant tout pour correspondre aux attentes d’un lectorat- cible qui, lui- même, aime voir se mêler le grave et le ludique, la sensation (et les « news people ») avec l’analyse sérieuse.
Car oui, même s’offrant généreusement à tout le monde, les gratuits ont un lecteur- cible. Les études de marché l’identifient comme le jeune actif urbain et affirment qu’il « scrute tout »: « Il valorise la liberté et le choix dans tout ce qu’il fait, il personnalise sa consommation, scrute tout, recherche le divertissement dans son travail et ses relations sociales… » (Isabelle Saint- Pol, directrice marketing et communication de « Métro », l’un des gratuits les plus lus en France).
C’est donc afin de s’adapter au maximum au comportement consommateur du jeune actif urbain que la presse gratuite se niche de préférence dans les lieux où celui-ci habite ou travaille laissant d’autres zones « orphelines » de sa présence pourtant tellement attendue. D’autre part, c’est encore pour se plier aux habitudes de son jeune actif de grandes villes que les quotidiens gratuits imprimés paraissent uniquement les jours ouvrables et désertent la cité pendant les week-ends, les fêtes et une partie des vacances de Noel.
Ceci a créé un précédent notable, devenu vraiment historique dans la toute jeune histoire des gratuits : ceux-ci n’ont pas reflété l’une des plus grandes catastrophes humaines des vingt dernières années : le tsunami du 26 décembre 2004. En effet, en ce jour de vacances de Noel, ces « quotidiens » d’actualité brûlante et de sensation ne paraissaient tout simplement pas.
Dessy Damianova – Rédactrice pour le magazine Le Monde Economique