Les attentats du 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo ont constitué un véritable drame pour toute la population française : attaquée au cœur ses principes démocratiques et républicains, il s’agit à n’en pas douter du « 11 septembre » de la France. En ayant une pensée émue envers toutes les victimes de ce drame, j’aimerais en tant qu’économiste rendre plus particulièrement hommage à un de mes collègues, Bernard Maris, mort lors de cette tuerie. Ou plutôt, comme je ne le connaissais pas personnellement, je souhaiterais penser à lui en me remémorant mes années d’études en sciences économiques, au moment où j’ai découvert ses interventions écrites et orales, qui m’ont profondément marquées.
Je me souviens d’un économiste dont les analyses étaient pleines de pertinence : dans une discipline marquée par l’orthodoxie, érigée en paradigme et même en dogme, Bernard Maris amenait les étudiants à s’interroger sur la nécessité du pluralisme en sciences économiques, en particulier sur le plan des méthodes. Il questionnait notamment la pertinence de la mobilisation systématique des mathématiques en sciences économiques, pour lui privilégier une approche davantage « encastrée » dans la réalité sociale et historique, à l’instar de Marx, et de Keynes, ses maîtres à penser. A leur image, Bernard Maris était un vrai penseur.
Je me souviens d’un économiste dont les analyses étaient pleines d’impertinence : Bernard Maris savait interroger les évidences, les idées toutes faites, les choses qui vont apparemment de soi. Il aimait et animait le débat, ce qui était très important pour nous, alors étudiants, pour apprendre à nous forger nos propres idées. Nous n’étions pas toujours forcément d’accord, mais sa posture nous renvoyait à notre propre positionnement, ce qui nous faisait avancer. De même, ses choix de thèmes d’analyse allaient à l’opposé de tout consensus, et c’est que nous autres étudiants apprécions ! Je pense ici en particulier à son analyse très fine de la financiarisation de l’économie, ou encore de la place et du rôle de l’Etat-providence : les dépenses de fonctionnement de l’Etat français ? Faibles et stables au regard des évolutions de l’économie française. Les dépenses de fonctionnement de l’Etat français ? Un poids similaire aux allègements de cotisations sociales accordées aux entreprises, qui auraient été mieux utilisées en direction de la formation continue des salariés selon lui.
Je me souviens d’un économiste fidèle : ce que j’appréciais chez Bernard Maris, c’était la droiture de la posture et des idées. Il pouvait changer la forme, pas le fond. Ses combats et ses intérêts économiques ont toujours été les mêmes. Dans une intervention télévisée il y a plus de 20 ans, j’ai constaté qu’il critiquait déjà la mathématisation à outrance des sciences économiques. Certes, il avait dernièrement affiché ses doutes à l’égard de la viabilité de la zone euro, alors qu’il en avait défendu ses principes jusqu’à lors. Mais c’était parce que Bernard Maris était fondamentalement un Européen convaincu, militant depuis toujours pour ce projet à condition que sa dimension économique coïncide avec ses dimensions sociale et politique, dans les intérêts des peuples.
Je me souviens enfin d’un économiste drôle : Bernard Maris avait toujours, dans ses interventions écrites comme orales, un détachement, une liberté de ton, des formules verbales comme des postures faciales pleines d’humour, ce qui rendait ses analyses encore plus intéressantes, car associées à un Etre spécial : c’était un Personnage, au sens noble du terme. D’ailleurs, je citerai ici son Antimanuel d’économie, où il abordait des thèmes centraux en sciences économiques de façon très ludique et humoristique. Il en allait de même dans Charlie Hebdo, où Bernard Maris signait ses articles « Oncle Bernard », en toute désinvolture.
Pour tout ce que vous étiez et symbolisiez, je tiens à vous dire MERCI: vous étiez drôle, différent, impertinent mais surtout tellement ancré aux réalités de notre temps. Professeur Maris, vous n’étiez pas seulement « oncle Bernard », mais « mon oncle Charlie ».
Guillaume Vallet, Expert pour le magazine Le Monde Economique et Agrégé de Sciences sociales et Maître de Conférences en Sciences économiques