Par Dessy Damianova
La méfiance envers la Russie de Poutine est une constante dans la politique des présidents américains, et cela depuis l’avènement, au Kremlin, de leur autoritaire homologue russe. Il était logique que Joe Biden suive la même règle et que s’il pouvait être question de quelque continuité entre sa politique et l’héritage de son prédécesseur D.Trump, cette continuité devait bien se situer dans ce seul et unique domaine – l’attitude de méfiance envers Kremlin.
Mais si l’on ne s’attendait pas à des surprises de ce côté-là, on a été bien étonné de voir le thème russe prendre, dès le lendemain de l’élection présidentielle, une place subitement très importante dans le discours de Joe Biden. Prétexte concret : la reprise des travaux sur le chantier du gazoduc North Stream, interrompu pendant un an suite à des sanctions imposées par l’Amérique de Trump. Réalisé à 90% par le géant russe Gazprom et cinq entreprises européennes, le tuyau qui doit acheminer du gaz naturel vers l’Allemagne depuis la Russie, première exportatrice de gaz au monde, est quasiment prêt pour exploitation.
North Stream 2 est l’un des trois pipelines majeurs que la Russie a en partie réalisés et par lesquels la précieuse substance énergétique prendra la route vers des pays géo- stratégiquement importants pour Kremlin. Si l’Allemagne et d’autres pays de l’UE seront desservis par North Stream 2, la Turquie, l’éternelle amie- ennemie de la Russie, a désormais droit à un TurkStream et la Chine – à un Power of Siberia dont le tracé allant de la Sibérie orientale à la frontière chinoise (2000 km de tuyaux !) a été réalisé en 2019 et la construction de la partie acheminant le gaz jusqu’à Shanghai – prévue pour 2022-23.
Or, encore en décembre dernier, sans même attendre son inauguration présidentielle, Joe Biden réclamait l’arrêt de North Stream2 provoquant le désarroi de ses partenaires européens et dévoilant au grand jour ses priorités dont aucune, en dépit de ce qu’on avait pu espérer, n’était liée à des retrouvailles spectaculaires avec l’UE visant à mettre fin aux méfiances de part et d’autre, telles qu’on les connaissait de l’ère de Trump. Au lieu des retrouvailles tant espérées, en guise de manifestations de joie de pouvoir se réunir de nouveau ensemble dans la grande famille euro-atlantique, voilà que l’Allemagne et l’UE doivent méditer sur le difficile dilemme de poursuivre leurs intérêts et donc de continuer à soutenir North Stream ou de se montrer loyales à Biden et de donner leur aval pour l’arrêt du gazoduc. Or, l’affaire Navalny fait de plus en plus probable un tel aval, d’autant plus que l’Allemagne, principale bénéficiaire de North Stream, est aussi très engagée dans la défense de l’opposant anti- Poutine.
La Russie, le Moyen Orient et même les Balkans (avec le Kosovo) – autant des problématiques qui restent chères à un politicien qui – nous l’ignorons ou l’oublions peut-être – avait bien fait « sa » Guerre froide et « sa » guerre d’ex- Yougoslavie. Dans la deuxième phase de la Guerre froide comme dans le conflit balkanique, le rôle du sénateur Joseph Biden était celui d’un des promoteurs les plus actifs de la politique extérieure des Etats-Unis. Une vidéo sur YouTube montre le jeune politicien à la fin des années 70 : on y voit Biden en train de discuter de la ratification des accords SALT-2 avec des dirigeants de l’URSS, ayant en face de lui non pas n’importe qui mais le fameux Monsieur « Nyet ! », l’emblématique chef de la diplomatie soviétique Andreï Gromyko, auquel, à la tête d’une délégation américaine officielle, le jeune sénateur américain était alors venu rendre visite à Moscou. En ce lointain mois d’août 1979, peu nombreux étaient sans doute les observateurs qui pouvaient entrevoir la future ascension de ce sénateur, alors parfaitement inconnu aux yeux de la communauté internationale. Encore moins nombreux devaient être ceux qui avaient remarqué l’étonnante alternance, sur l’agréable visage du démocrate américain, de sourires très chaleureux et de regards perçants de jeune faucon.
Si aujourd’hui l’aspect « hardliner » est moins visible sur le visage de l’octogénaire Biden, il ne semble pas être complètement absent de sa politique. C’est évident que le nouveau président américain a des positions bien tranchées sur les problèmes qui lui tiennent à cœur et qui le renvoient à ses engagements antérieurs devenus avec le temps de véritables causes.
Le ton grinçant et glaçant de Joe Biden à l’égard de Moscou fait souffler sur ce début de 2021 déjà passablement sibérien, un air de Guerre froide. Trente ans plus tard, on a droit au même discours qu’au temps du grand antagonisme entre les Blocs. Alors que les enjeux internationaux ont complètement changé dans les dernières trois décennies, on découvre avec stupéfaction, en ce début de 2021, la même fixation américaine sur la Russie. Or, compréhensible pendant la Guerre froide, elle semble l’être beaucoup moins aujourd’hui…
Quant à l’actuel gazoduc russe, ce North Stream 2 tant controversé, s’il est vrai qu’il s’apprête à véhiculer, ensemble avec le gaz naturel, les velléités d’une hégémonie énergétique de la Russie, il est tout aussi vrai que, côté gaz, l’Allemagne et quelques autres pays européens vont largement en bénéficier. Avec l’abandon quasiment définitif, pour des raisons écologiques, de l’industrie nucléaire et celui, plus graduel et progressif mais tout aussi certain, de l’énergie au charbon, l’Europe ne mise que sur le gaz pour combler ses besoins énergétiques. Difficile, dans ce cas, d’arrêter un projet qui acheminera annuellement 55 milliards de mètres cubes de gaz vers les pays de l’UE, surtout quand ce projet est déjà presque réalisé.
Mais alors que le désarroi et l’hésitation font givrer le bout européen de North Stream II, à l’autre bout du tuyau, c’est l’impatience et l’effervescence qui règnent : la Russie fait tout pour terminer au plus vite le gazoduc et mettre et Merkel, et Biden, devant un fait accompli. C’est autour de la partie du gazoduc située au Danemark que s’affairent actuellement les poseurs de pipelines russes. Bien que située à mi- chemin entre Moscou et Berlin, ce tracé concentre l’essentiel des ultimes travaux sur le projet et est vu comme la toute dernière ligne droite avant la mise en service de North Stream 2 … enfin, si une telle mise en service ne soit pas, entre temps, définitivement empêchée par le nouveau Monsieur « Nyet », américain cette fois.
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