Dans la foulée du référendum du Brexit et de ses conséquences abondamment discutées, on a un peu oublié un autre plébiscite – le vote suisse sur le Revenu de base inconditionnel (le RBI). Pourtant, il y a seulement un mois, cet événement a été suivi avec grand intérêt en Europe, suscitant des interrogations et ici et là – des débats animés.
Eh bien, il paraît qu’il existe, bien qu’indirect, un lien entre les deux référendums. Notamment, le leader du Parti travailliste britannique Jeremy Corbyn qui a milité pour le « Remain » de la Grande- Bretagne en Europe, est parmi ceux qui, quelques mois seulement après le lancement de l’initiative suisse en mai 2015 s’était dit favorable à l’introduction d’une « monnaie hélicoptère » dans l’UE. Il s’agirait d’une somme que la Banque Centrale Européenne verserait à chaque citoyen de pays de la zone euro dans le but de raviver la consommation des ménages et de contribuer ainsi à relancer l’économie européenne. Quelques jours après le Brexit, sur les ondes de la Radio France Culture, l’économiste Daniel Cohen a à son tour fait un lien entre le message véhiculé par le référendum britannique et celui de l’initiative suisse, insistant sur la nécessité d’un RBI dans les pays européens soumis déjà depuis plusieurs années aux rudes conséquences d’une politique d’austérité (or, celle-ci fut parmi les raisons principales du « Leave » britannique)…
Certes, l’initiative helvétique n’a pas abouti ; son rejet le 5 juin dernier a été massif et en apparence sans appel. Il n’empêche que le référendum que la Suisse a organisé à ce sujet a fait d’elle une pionnière – le premier pays à donner une forme véritablement officielle à des revendications qui, sourdes et diffuses, lentes et parfois timides à s’exprimer, ont, tout au long des décennies, cherché à transformer le rapport au travail et à créer un autre modèle de société.
« La révolution viendra-t-elle de la Suisse ? » – s’était demandé Le Monde à la veille du vote populaire. La révolution n’est finalement pas venue de la Suisse mais comme pour d’autres révolutions encore, c’est le pays de Rousseau qui a grandement contribué à l’ouverture d’une brèche, au lancement d’un débat ou, tout simplement, à dire à haute voix – avec une simplicité et un courage dignes de Jean- Jacques – des choses que d’autres n’arrivent ou n’osent pas articuler. Mais comme chez Rousseau encore, les propositions ainsi exprimées, avaient quelque chose d’idyllique- utopique. Le problème, avant tout, c’est que, voyant sa vie et survie solidement assurées par un revenu fixe, l’être humain a tendance à utiliser son temps libre à cultiver des loisirs personnels bien plus qu’à développer des aptitudes lui permettant de participer activement et bénévolement – comme l’espéraient les initiants du projet référendaire – à la vie collective, économique, culturelle et plus généralement publique de la société. On peut dire que la silhouette du « surfeur de Malibu » plane chaque fois que se manifeste la tentation de promouvoir un revenu universel. L’image est notamment utilisée pour désigner une vie libre, sans souci, complètement consacrée aux loisirs et aux hobbies.
Mais une conversion massive, à la faveur d’un revenu de base, des citoyens en « surfeurs de Malibu » serait la moindre des catastrophes. Avec le « surf » au moins, on cultive, on l’a dit, son hobby sportif, sain, assurant une super- forme physique et même psychique. Le pire – et c’est quand même à prévoir – ce serait si, au lieu de ses hobbies, on cultive … ses phobies. Car même si en apparence il n’en est rien, la gestion du temps libre est une chose difficile. En cas d’un excédent de temps, libéré à la faveur d’un RBI, une grande partie des bénéficiaires de ce dernier se sentiraient désemparées voire malheureuses devant la perspective de l’inactivité. Sur le terrain de ce malaise risquent de s’installer des déviations psychiques, des angoisses, des phobies. Il ne serait pas abusif de supposer que le nombre des personnes atteintes de troubles psychiatriques s’accroîtra considérablement provoquant une explosion des coûts de la santé. Et à ce moment-là, on se rendra bien compte qu’un revenu de base, aussi élevé soit-il, ne pourra suffire pour payer des soins et des traitements, et qu’on aura encore besoin de la « bonne » vieille sécurité sociale – ce même système que les initiants du projet d’un RBI versé automatiquement, sans médiateurs, voulaient rendre obsolète, voire démanteler complètement.
Certes, un tel démantèlement est hors de question. Il faut toutefois reconnaître la pertinence de la volonté des initiants du projet « RBI » de simplifier la sécurité sociale par la suppression d’une grande partie de son lourd appareil. S’attaquant à des structures bureaucratiques non- fonctionnelles, l’initiative du RBI montrait bien qu’elle n’était pas totalement dénuée de raison économique.
« La révolution viendra-t-elle de la Suisse ? ». Eh bien, non, elle n’est pas venue de la Suisse. Mais, comme on l’a dit au début, l’initiative helvétique du RBI a ouvert une brèche. Et celle-ci ne se refermera pas de sitôt.