Photo Frédéric Le Hellard © Banque REYL
Par Frédéric Le Hellard, Chief Information Officer, Banque REYL
Désormais très présente dans nos vies, l’intelligence artificielle (IA) n’est plus l’apanage des laboratoires de recherche et des romans de science-fiction générant auprès du public à la fois fantasmes, fascination et craintes. Selon l’International Data Corporation (IDC), l’IA représente un marché mondial colossal de 350 milliards de dollars de revenus en 2021 en croissance de 18,8 % par an en moyenne. PWC estime d’ailleurs que l’IA ajoutera 15 700 milliards de dollars à l’économie mondiale d’ici 2030. C’est aussi un enjeu de suprématie mondiale entre les grandes puissances. La rivalité entre la Chine et les Etats-Unis est souvent mise en exergue dans une sorte de guerre froide. La réalité est différente : les Etats-Unis sont bien loin devant, et l’Europe est loin d’être négligeable en tant que 3ème acteur.
Pour beaucoup d’entre nous, l’IA reste un domaine mystérieux, un peu magique dans lequel la machine prendrait le pas petit à petit sur le cerveau humain. En fait, c’est un domaine de recherche relativement ancien dont l’apparition date des années 50. C’est d’abord l’IA symbolique (logique formelle et représentation de la connaissance) qui a lancé la discipline, mais les progrès récents sont liés à l’IA numérique (statistique et manipulation de données en masse). C’est cette dernière qui a le vent en poupe, avec 89 % des 55’000 brevets déposés en IA en 2017[1], grâce notamment aux formidables évolutions des capacités de calculs et de traitements de volumes gigantesques. Selon François Chollet[2], responsable développement IA chez Google, « on aura bientôt entrainé les modèles de langage sur tous les textes humainement disponibles ».
Pour résoudre un problème, le cerveau humain va faire appel à deux modes de fonctionnement, à savoir l’intuition et le raisonnement logique, les deux se combinant. Étonnamment, l’IA va exceller dans le domaine de l’intuition et se révèlera en revanche mauvaise pour le raisonnement. Tout ce qu’un humain réalise de façon immédiate et « sans y réfléchir » pourrait être remplacé par l’IA : conduire dans une situation ordinaire, produire du langage, reconnaître des objets. L’IA est déjà très impressionnante dans le domaine médical par exemple en étant capable de détecter une tumeur cancéreuse sur une radio de façon beaucoup plus efficace que l’œil humain[3].
Ces capacités incroyables créent un fantasme de toute puissance devant laquelle aucun problème ne saurait résister, or il y a bien des limites. La quête des acteurs de l’IA est la Human Level Artificial Intelligence (HLAI), mais « nous n’avons pas de paradigme d’apprentissage qui permette aux machines d’apprendre comment le monde fonctionne », selon Yann Le Cun[4]. Il manque des concepts fondamentaux que la force de calcul seule ne saurait résoudre. Par ailleurs, le machine learning connaît des biais problématiques liés à son apprentissage : en commençant une phrase avec le mot « musulman », la complétion de langage automatique générée par le modèle IA GPT-3 d’OpenAI contient dans 60 % des cas du langage violent, contre moins de 20 % si « musulman » est remplacé par « bouddhiste »[5]. Les contenus générés automatiquement reproduisent naturellement les préjugés des millions de texte utilisés pour leur apprentissage.
La compréhension du mode de fonctionnement et des limites de l’IA permet d’en imaginer les applications dans la finance. La lutte anti-blanchiment, à condition d’être nourrie d’un volume de données suffisant, est clairement un domaine de prédilection de l’IA. La détection de fraudes au milieu de millions de transactions par un système de machine learning éduqué par des précédentes fraudes va s’avérer d’une redoutable efficacité. Les domaines nécessitant l’analyse de grands volumes de données sont d’excellents candidats, citons la cybersécurité, l’analyse crédits ou les calculs de risque.
En revanche, imaginer une IA capable de prédire l’évolution des marchés relève de l’utopie. Certes, un certain nombre de startup actives dans le high frequency trading vantent la performance de leurs modèles d’IA, mais sur le long terme cela reste à démontrer. Les raisonnements à invoquer, les événements de contexte particulièrement imprévisibles et les émotions intrinsèques aux acteurs de marchés sont autant de barrières à une application efficiente d’un modèle d’IA dans ce domaine.
L’IA façonne déjà certains domaines de la finance et clairement les changements les plus profonds sont devant nous. Les banques doivent d’ores et déjà en mesurer les impacts, en comprendre les technologies et intégrer l’IA dès aujourd’hui dans leur stratégie afin d’être prêtes pour les défis de demain.
[1] Source : WIPO Technology trends 2019 – Artificial Intelligence, janvier 2019
[2] Interview par ICT Journal, janvier 2022
[3] Une IA de Google surpasse les radiologues pour détecter le cancer du sein, Sciences et Avenir, janvier 2020
[4] Post Facebook, Yann Le Cun, VP &
[5] Source : « Persistent anti-muslim bias in Large Language Models », Abubakar Abid, Maheen Farooqi & James Zou, 2021
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