Photo © Anne-Cécile-Rémont
Par Anoushka Boodhoo
Anne-Cécile Rémont se consacre depuis 10 ans à la transformation durable des entreprises à travers leurs chaines de valeur. Elle a commencé sa carrière dans les achats chez Procter & Gamble, avant de prendre en charge le développement de leur programme d’achats durables. Elle a ensuite géré pendant 5 ans un projet inter-entreprises au sein du WBCSD (en Français « Conseil Mondial des Entreprises pour le Développement Durable »), une organisation basée à Genève ayant pour mission de faire collaborer les grandes entreprises afin d’accélérer la transition vers un monde plus durable. Elle a récemment rejoint le groupe Lenovo pour contribuer à l’intégration de la durabilité dans la chaine de valeur aval cette fois, c’est-à-dire dans les ventes et la collaboration avec partenaires et distributeurs.
Anoushka Boodhoo : Comment les achats peuvent-ils être durables et pourquoi est-il important pour les entreprises de les intégrer dans leur stratégie ?
Anne-Cécile Rémont: Les achats sont qualifiés de « durables » lorsque le processus d’achat intègre des critères environnementaux, sociaux et éthiques, en plus des critères classiques de prix, de qualité et de délai. Avoir un programme solide d’achats durables est aujourd’hui un incontournable pour toute entreprise engagée sur une feuille de route de durabilité. Tout simplement parce que la chaîne d’approvisionnement représente en moyenne 60 à 80% des émissions de gaz à effet de serre des entreprises, et que les émissions de la Supply Chain sont plus de 11 fois supérieures en moyenne aux émissions direct de l’entreprise (source Carbon Disclosure Project). Agir sur la chaîne d’approvisionnement est par conséquent un levier crucial pour améliorer l’empreinte totale de l’organisation.
Les entreprises sont donc de plus en plus attendues sur ce sujet, par leurs clients mais aussi les investisseurs et les législateurs. Mais au-delà de ces facteurs externes, une approche proactive d’achats durables permet aux entreprises de mieux gérer leurs risques, d’optimiser les couts et de saisir de nouvelles opportunités de marché et d’innovation.
Anoushka Boodhoo : Quels sont les principaux obstacles que les entreprises rencontrent pour intégrer des pratiques d’approvisionnement durable dans leur chaîne de valeur ?
Anne-Cécile Rémont: Le premier obstacle concret que je citerai est la difficulté d’obtention et de gestion des données exploitables, liée à la complexité des supply chains: si avoir des données complètes des dépenses totales (fournisseurs, pays, etc.) est encore parfois un défi, y intégrer les données environnementales et sociales de façon fiables et efficace est un casse-tête pour la vaste majorité des organisations. D’autant plus qu’on attend des entreprises qu’elles aient la visibilité non seulement sur leurs fournisseurs directs mais aussi sur les niveaux suivants de la chaîne.
L’incertitude règlementaires et le manque d’harmonisation des standards et des outils participent à cette difficulté, car c’est encore un domaine en pleine construction.
A cela s’ajoute les conflits de priorités en interne, un manque d’expertise, et le court-termisme prédominant qui empêche des investissements systémiques nécessaires, surtout quand le ROI est difficilement quantifiable.
Une collaboration étroite est nécessaire à plusieurs niveaux pour obtenir des résultats à grande échelle, en interne et avec les fournisseurs bien sûr, mais également avec les autres acteurs de l’industrie et la société civile. Collaboration nécessaire pas toujours aisée !
Anoushka Boodhoo : Quels critères spécifiques peuvent être utilisés pour évaluer la durabilité des fournisseurs ?
Anne-Cécile Rémont: Les critères les plus communs sont en lien avec les réductions des gaz à effet de serre ; le fournisseur est-il en mesure de fournir un bilan carbone de ses opérations et un PCF (Product Carbon Footprint) pour le produit qu’il fournit ? Quelles actions met-il en place pour réduire ses émissions ? Utilise-t-il des sources d’énergie renouvelables ? A-t-il des politiques en place pour réduire la consommation d’énergie et d’eau ?
Au niveau social, les critères évaluent les conditions de travail et le respect des droits humains (notamment lutte contre le travail forcé, travail des enfants) au sein de l’entreprise du fournisseur et dans sa propre chaîne d’approvisionnement, la diversité et l’inclusion, ou l’impact social sur les communautés locales.
Enfin, des éléments de gouvernance comme la transparence et la traçabilité et la lutte contre la corruption permettent d’évaluer les pratiques générales.
Il y a des centaines d’indicateurs possibles et autant de façons de récolter ces informations, et donc un grand besoin d’harmonisation et de standardisation ! Utiliser des initiatives et des standards prouvés, s’aligner au niveau de l’industrie sur la façon de récolter ces données pour éviter la multiplication de demandes aux fournisseurs, participer à des coalitions inter-secteurs (comme le WBCSD, basé ici à Genève) ou des projets de normalisation sont essentiels pour limiter la complexité et focaliser les efforts.
Anoushka Boodhoo : Comment mesurer l’impact des initiatives d’approvisionnement durable sur l’environnement et la société ?
Anne-Cécile Rémont: C’était jusqu’à récemment très compliqué de mesurer l’impact de façon systématique et quantitative à l’échelle de la Supply Chain, du fait de la difficulté d’obtention de données cohérentes déjà évoquée (données d’émissions de scope 3 par exemple). Mais les technologies comme la blockchain, l’internet des objets, l’intelligence artificielle et les plateformes collaboratives ont permis des grandes avancées en matière de traçabilité, de transparence et d’optimisation des chaines, et dans la gestion et la mutualisation des données.
Pour les entreprises les plus avancées en la matière, les progrès sont mesurés au travers d’analyses du cycle de vie des produits ou d’un bilan carbone régulier de la chaîne d’approvisionnement, basés sur les données fournisseurs correspondants.
Plus communément, des KPis spécifiques sont utilisés pour évaluer la performance et mesurer l’évolution dans le temps, comme le taux de certifications des fournisseurs, leurs résultats d’audits ou l’évolution de leurs ratings externes par exemple.
Au niveau de l’acheteur, un projet ou une décision de sourcing spécifique (comme un changement de fournisseurs ou de mode de transport) devrait faire l’objet d’une comparaison avant-après, au moins en matière d’émissions. Il est important de mettre à disposition des acheteurs des outils de calcul adaptés et de mandater ces informations dans une approche de « cout total » dans les recommandations.
Retrouvez l’ensemble de nos Interviews