Interview de Antoine Savolainen – CEO de Poincaré Watch
Monde Economique : Avec des exportations au plus bas en 2019, l’effondrement des envois vers Hong Kong, l’annulation de Baselworld, la crise liée au COVID-19 et une Apple Watch dont les ventes (en volume) ont dépassé celles de l’industrie toute entière, n’assiste-t-on pas à une fin de règne de l’industrie horlogère suisse ?
Antoine Savolainen: Je ne sais pas si on peut parler de fin de règne, mais en tout cas de fin de cycle. Il y a là plusieurs facteurs qui expliquent cela. D’abord évidemment l’arrivée des montres connectées, Apple Watch en tête qui se vendent à des prix inférieurs à 1’000 CHF et qui offrent des services de plus en plus complets. Pourquoi se vendent-elles si bien ? Parce que Apple – pour ne parler que d’eux – a réussi à être d’abord une marque qu’une majorité des consommateurs aiment, mais ils ont aussi leur fameux écosystème efficace et friendly intégré à leurs montres et enfin ils parlent à leur cible qui sont majoritairement les générations Y et Z. Ce que fait moins bien les marques de montre suisse à prix équivalent, à part peut-être Tissot et Swatch.
Pouvez-vous spontanément me citer beaucoup de marques de montres qui communiquent beaucoup et au grand public ? Vous verrez qu’il n’y en a pas tant que ça. La communication n’est pas une dépense, comme tant de patrons d’industrie pensent, mais bien un investissement. Apple en est le parfait exemple. Ils ont dès le début de leur histoire dépensé beaucoup en termes de communication et ça paie. Nous avons la même stratégie.
La 2e grande raison est probablement l’arrogance de certaines marques qui pratiquent des marges qui ne correspondent pas/plus au marché et qui se trouvent en concurrence directe avec des smartwatch. Baselworld a également été en partie victime de cette arrogance et de cette mauvaise analyse de l’évolution des besoins du marché très certainement ; ils n’ont pas su s’adapter aux problématiques des marques horlogères et n’ont pas su non plus s’adresser au envies et besoins du public d’aujourd’hui.
Enfin, concernant la crise du Covid19, elle révèle malheureusement une partie des failles d’une industrie horlogère peu prête à affronter les enjeux du XXIe siècle. Rendez-vous compte, la quasi totalité des marques horlogères ne propose pas de ventes en ligne et ne permettent même pas de connaitre le prix de leurs montres – je mets de côté l’ultra luxe ici – quand on est sur leur site ! Ça ressemble à une mauvaise blague et c’est impensable en 2020. La plupart de ces acteurs sont également figés dans un modèle de distribution internationale daté distributeur-détaillants-client final. Ça veut dire que les distributeurs ont trop d’importance mais aussi qui les marques ont une connaissance partielle de leurs clients finaux.
Monde Economique: L’Asie (Chine, Corée du Sud, Singapour, Japon, …) absorbe près de 60% des exportations horlogères suisses. Cette dépendance de notre industrie horlogère aux pays asiatiques couplée à la crise du « coronavirus » peut-elle ramener les entreprises suisses à reconsidérer leur stratégie ?
Antoine Savolainen: Il n’y a pas là de mystère non plus ; se focaliser sur un gros marché c’est prendre le risque de se mettre en grand danger le jour où le vent tourne dans ce marché. C’est vrai pour toutes les activités commerciales. Oui il faudrait avoir plusieurs typologies de marchés, ce qui se reflète très bien dans certains pays. Cela veut aussi dire revoir les stratégies et processus de distribution. A ce titre il n’est plus normal – ça ne l’a jamais été de mon point de vue – que la paire distributeur-détaillants absorbent 60-65% de marge sur le prix de vente d’une montre et qu’ils détiennent souvent des monopoles de distribution. Il faut repenser tout le process, pour le bien de tout le monde, y compris des distributeurs et détaillants d’ailleurs. Imaginez le mal que cela leur fait quand une grande marque décide que cela suffit et qu’ils vont fermer les robinets chez eux ? Les exemples se multiplient actuellement et vont augmenter encore.
Le Monde Economique: Poincaré Watch s’est positionné dans un marché haut de gamme avec une stratégie totalement orientée vers le digital. Est-ce qu’un tel positionnement n’est pas trop risqué quand on sait que l’horlogerie de luxe boude encore le digital ?
Antoine Savolainen: Poincaré Watch s’est effectivement positionné sur le haut de gamme pour plusieurs raisons. La première est personnelle, j’ai depuis toujours une affinité pour la très belle facture et le soin du détail poussé à l’extrême ; c’est ce que je sais faire. Nos produits ont demandé plusieurs années de développement par exemple. Je ne saurai pas faire une montre à 1’000 CHF ou moins.
La 2e raison, et c’est tant mieux pour nous, est que le marché de l’horlogerie de luxe est celui qui souffre le moins, qui se porte très bien même. Il est à ce titre intéressant de constater que les 4 marques qui ont généré 60% des bénéfices du marché horloger suisse en 2019 sont des marques de luxe et indépendantes ; Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet et Richard Mille. Il n’y a pas de hasard ici et il s’agit des marques qui vendent des montres chères mais dont les CEO ont aussi une vision, un sens du marché et qui n’hésitent pas à faire bouger les choses comme on peut le constater régulièrement. Il y a par nature plus d’inertie au niveau des marques appartenant à des grands groupes ; ou les reporting constituent souvent une part importante en termes de temps et où les marques sont plus figées parce qu’elles ne doivent pas empiéter sur le territoire des cousines du groupe, Enfin, il y a aussi des CEO qui n’ont pas/plus de vision, à part comptable – donc à court terme –, et qui n’y connaissent absolument rien en termes de digital ou même en communication. Et au final, ce sont eux qui tranchent.
Concernant la stratégie et le positionnement digital de Poincaré Watch, et bien je vais vous surprendre mais nous n’avons pas de stratégie et de positionnement digital ! Il faut aborder cela à l’envers. Notre positionnement a dicté ce que nous sommes en termes d’image, d’univers de marque, de produits, de cibles, de concurrents et de marchés. Si on parle d’image ou d’univers de marque, puisque c’est la première chose que les gens vont voir ou entendre, nous nous inscrivons dans la tradition horlogère suisse et dans les codes du luxe.
Concernant nos produits, je voulais qu’on revienne à cette volonté du « produit idéal » tel que cela ait été le cas durant les 30 glorieuses. Je m’explique, quand Miele faisait un lave vaisselle ou que Braun faisait un rasoir électrique, c’était avec la volonté du meilleur produit possible, avec comme gage de qualité qu’il dure le plus longtemps possible. Et puis est arrivé le Marketing à la fin des années 70, avec une volonté d’analyser les besoins du consommateur et de segmenter les gammes. On se retrouve donc aujourd’hui par exemple avec un ordinateur portable qui a un écran en haute définition quand son petit frère plus léger n’a lui pas droit à cet écran. Cela permet de vendre le gros à ceux qui veulent un ordinateur puissant et le léger à ceux qui ne font que de la bureautique. Mais le produit idéal serait le léger avec un écran haute définition, juste un peu plus épais de quelques mm pour mettre le bon processeur bien refroidi.
Prenons maintenant l’exemple d’une voiture sportive au design racé mais qui est inconfortable et sans aucune place intérieure vs une familiale plus spacieuse mais au look sans aucune personnalité. Et c’est comme ça dans tous les secteurs, le produit idéal n’existe plus; je le sais très bien puisque cela fait plus de 25 ans que je travaille sur ces problématiques. Les entreprises réfléchissent en logique de gammes et non plus en produit idéal. Et bien c’est tout le contraire que nous avons fait pour Poincaré Watch. Nous avons des montres de luxe en or, qui ne font aucun compromis sur la qualité, y compris sur ce qui ne se voit pas, que vous pouvez porter en polo, chemise, costume, au travail, en soirée, le week-end, etc. Et que vous pouvez garder votre vie entière et la transmettre ensuite à vos enfants, comme le dit bien une marque prestigieuse depuis longtemps.
En tant que jeune marque, nous attaquons également le marché avec un positionnement très agressif parce que nous voulons pouvoir atteindre des cibles plus larges. Il y a plusieurs définitions du luxe. Pour certains le luxe doit être inaccessible. Pour moi, le luxe c’est avoir véritablement le temps de profiter de son temps. Et quel meilleur témoin de se temps qui passe et des moments privilégiés dont vous profiterez avec vos proches, qu’une belle montre qui vous suivra toute votre vie. Pour cela nous avons fait l’effort qu’elle ne soit pas inaccessible, sans rogner à aucun moment sur la qualité. Ça a été très difficile, mais nous y sommes parvenus. Et cela est maintenant un avantage stratégique important face à nos concurrents.
Pour continuer de répondre à votre question, il était évident pour nous que nous allions être très présents et performants en digital, avec la possibilité d’acheter nos montres online dans plus de 35 pays, de manière efficiente et totalement sécurisée. Cette crise liée au Covid19 ne fait malheureusement que mettre en lumière le fait que nous étions prêts à répondre à ces usages de facilité d’achat online alors que la quasi totalité de nos concurrents ne l’étaient pas, à part quelques rares exemples.
Mais nous ne voulons pas être que pure player et notre volonté est de développer un réseau de détaillants à l’international. Nous avons mis en place des solutions pour que ce nouveau binôme e-commerce/détaillants fonctionne en harmonie et avec synergie plutôt que se concurrencer et s’opposer. Mais je ne souhaite pas ici vous en dire plus à ce sujet.
Dernier point important, la technologie n’est qu’un outil et n’est donc pas une stratégie ou un positionnement. Vendre des montres de luxe, ou tout autre article de luxe d’ailleurs, c’est vendre du rêve, c’est raconter une histoire, une histoire qui dure. La technologie n’est ensuite qu’un des prismes qui permet de la raconter, avec un axe différent en fonction des cibles et des vecteurs – site, réseaux sociaux, lesquels, pourquoi, etc. –
Etre présent dans un monde digital et connecté, c’est enfin parler aux générations Y et Z, parce qu’elles grandissent avec vous, qu’elles vous voient, qu’elles vous entendent. Et quand elles seront prêtes à acheter une montre de luxe, et bien vous serez dans leur tête ou dans leur cœur, de manière évidente.
Monde Economique: Apple possède non seulement une avance technologique énorme, mais aussi des moyens financiers comparativement presque illimités. Le haut de gamme ne sera-t-il pas l’ultime perspective pour l’industrie horlogère suisse ?
Antoine Savolainen: J’avoue humblement ne pas avoir suffisamment de recul pour vous donner une réponse et des solutions claires à ce sujet. Tous les patrons de marques de montre positionnées hors luxe se posent bien entendu ces questions.
Je ne peux que répondre de la manière suivante ; en Suisse nous n’avons pas les capacités d’être concurrentiels en termes de coûts de main d’œuvre, ni en termes de volume de production. Au niveau des technologies, nous ne sommes pas Apple, mais pas non plus les moins bien armés au niveau mondial, pour proposer des technologies à la pointe.
Par contre je ne suis pas sûr que le terme « industrie » horlogère soit le bon. Rare sont les entreprises, à part Rolex et peu d’autres, qui peuvent se targuer d’avoir un outil et une logique industrielle. La plupart des autres marques sont des « artisans » à grande échelle et ça n’est pas péjoratif, au contraire c’est peut-être même là qu’il faut chercher son salut. La Suisse est un village et c’est ce qui fait sa force. Penser que nous pouvons régater avec les américains ou les chinois sur leur terrain est une erreur.
Les grandes maisons de luxe de mode françaises ou italiennes, voir même les marques automobiles de luxe – à différencier de premium – sont pour la plupart à une échelle artisanale, d’envergure certes, mais artisanale. Certains se portent mal, d’autres très bien. Ceux qui se portent le mieux sont ceux qui ont su tisser une relation, créer un dialogue ininterrompu avec leurs clients ou leurs cibles. Elles ont créé un affect. Citez-moi des marques horlogères qui ont su faire ça ? Il y en a très peu…
Et enfin, je vais encore vous parler de temps. Ce qui est fascinant avec le temps, c’est que nous nous évertuons à rendre nos montres les plus précises possible alors que le temps est une valeur très relative en fait. Tout le monde se rend bien compte qu’une minute paraît 1 heure quand on s’ennuie et inversement. Et bien l’horlogerie suisse devrait continuer à travailler sur ce temps long, celui que l’on prend à manger avec ses proches, à se balader dans la nature, à contempler la montre que l’on s’est achetée ou que l’on a reçue à une date précise. Se rappeler ce moment et voir que votre montre est intemporelle.
Toutes ses valeurs s’opposent à celles d’une Apple Watch qui mise sur le temps court. Elle sera obsolète dans quelques années – et je ne parle même pas ici d’obsolescence programmée –. Ces montres, qui sont plus des devices technologiques d’ailleurs, vous permettent de regarder vos battements de cœur, lire vos mails ou répondre au téléphone quand vous courez, mais vous ne profitez alors pas de ce temps pour vous. Par contre vous comparez vos temps par rapport à la veille ou la semaine passée en rentrant chez vous, on est sur le temps court. Mais je n’ai absolument rien contre Apple. Ceux qui parlent d’Apple comme du grand méchant qui vient faire du mal à l’industrie horlogère suisse ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ; il ne faut pas faire Contre, il faut faire Avec. Il s’agit tout simplement de 2 approchent de produits et de vie différentes. Alors peut-être que si les marques de montre suisses prennent un peu de recul, analysent leurs forces et faiblesses respectives de manière honnête, sans essayer de faire du sous Apple et enfin, s’ils tissent un vrai dialogue avec leurs clients potentiels en se rendant compte qu’on est au XXIe siècle, alors peut-être que les gens porteront une Apple Watch la semaine et une belle montre suisse pour les belles occasions, ou n’auront plus qu’une belle montre suisse une fois qu’ils en auront marre de changer de smartwatch tous les 2 ou 3 ans.
Monde Economique: Quelles perspectives pour Poincaré Watch ?
Antoine Savolainen: La plupart des signaux ont été au vert plus vite que prévu pour nous. Notre premier modèle Kadra en or gris série limitée numérotée à 100 exemplaires et l’élargissement de la gamme en or rose ensuite, ont été très bien accueillis par le monde professionnel et nos cibles.
Bien entendu, la crise sanitaire que nous traversons nous a stoppé dans notre élan, comme beaucoup, mais nous avons profité de ce temps pour renforcer nos points forts et essayer de réduire nos faiblesses. Nous allons lancer de nouvelles complications sur base Kadra à la fin de l’année 2020. Nous avons également 3 nouvelles collections finalisées dans nos tiroirs, notamment une collection spécifique pour femmes, que nous sortirons courant 2021. Au niveau de notre site internet et notre solution de vente online, nous allons lancer vers juin-juillet un nouveau service qui devrait beaucoup plaire à nos futurs acheteurs.
Concernant notre service Owners Club qui est l’une de nos pierres angulaires, nous travaillons pour proposer encore plus d’expérience client véritable, d’évènements et de voyages à tous les propriétaires de nos produits quand nous serons sortis de cette crise. Nous voulons créer une véritable communauté de clients qui partagent les mêmes valeurs de découvertes, d’aventures et de luxe 4 étoiles. Le statutaire mais pas l’ostentatoire.
Enfin, nous continuons à avoir comme objectif le développement d’un réseau de détaillants croyant en notre marque, nos produits et nos valeurs. Et le malheur de cette crise vous verrez, accélèrera la mise en place de solutions de vente online chez la plupart des marques horlogères, ce qui démocratisera encore plus le fait d’acheter online nos montres à 18’000 CHF, voir même à 30-50’000 CHF chez nos concurrents.
Interview réalisée par Thierry Dime