Photos © LP3
Créateur du concept de l’octocratie, David Fiorucci a développé cette notion visant à redéfinir la gouvernance des organisations pour s’adapter à un monde en constante évolution. Son approche, présentée dans le livre Octocratie – Redonnons du sens aux organisations, promeut une collaboration agile et égalitaire, combinée à un leadership ciblé. Le livre est co-écrit avec Thomas Nast, le même co-auteur qui a contribué à ses trois derniers livres, la trilogie pour une économie durable : Leader, Team et Partner. Ce nouveau livre, fabriqué de manière durable, vise à inspirer et à guider les individus et les organisations vers un travail plus satisfaisant et efficace, tout en intégrant des valeurs de durabilité. David Fiorucci voit l’octocratie non seulement comme une méthode de gouvernance, mais aussi comme un mouvement pour transformer la collaboration au travail et construire un avenir où le sens et l’impact sont en harmonie. Rencontre avec David Fiorucci.
Monde Économique : Comment décririez-vous l’état actuel de la gouvernance et du leadership dans les organisations à l’ère de la transformation numérique et de la mondialisation ?
David Fiorucci : Le monde d’aujourd’hui est en constante évolution, avec des changements technologiques, environnementaux, économiques et sociaux qui surviennent de manière rapide et souvent imprévisible. Les dirigeants sont ainsi confrontés à une complexité et à une vulnérabilité croissantes. Dans ce contexte, je constate malheureusement comme réponse une hyperactivité grandissante. Les gouvernances et les leaders essaient de maîtriser la situation en augmentant leur rythme et celui des organisations. Mais il y a un essoufflement visible. Les projets se multiplient et tout le monde a la tête dans le guidon. On manque de recul et de prise de conscience. Des termes comme « agilité » sont utilisés à toutes les sauces sans qu’il y ait de compréhension commune. « Agile » ne veut pas dire « chaotique ». Il est nécessaire d’avoir un cadre clair pour permettre l’agilité et la stimuler.
L’acronyme qui représente le mieux cette situation n’est plus VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity), mais bien BANI. B pour « Brittle », fragile. Nous arrivons aux limites du système et les personnes impliquées arrivent aussi à leurs limites. La glace sur laquelle on se déplace devient de plus en plus fragile et peut casser. A pour « Anxious », anxiété. Les peurs sont de plus en plus présentes. Guerres, pandémies, réchauffement climatique, transformations, « fake news » sont autant d’éléments anxiogènes qui déstabilisent les personnes. N pour « Non linear », non linéaire. Des événements, apparemment anodins, aboutissent à des conséquences dramatiques, exponentielles. Que cela soit dans les médias sociaux, sur le plan économique ou dans d’autres domaines. Finalement le I pour « Incomprehensible », incompréhensible. Le résultat est une incompréhension qui a tendance à nous paralyser.
Monde Économique : Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontés les dirigeants et les décideurs d’entreprise dans cet environnement en constante évolution ?
David Fiorucci : Outre ce que j’ai déjà mentionné, les principaux défis sont liés à une perte d’identification des collaborateurs. Il y a une notion d’appartenance tellement importante pour un cadre de travail stimulant et enrichissant. Cela amène très souvent une perte de loyauté : des employés, jeunes ou moins jeunes, se sentent moins liés à l’entreprise, et par conséquent s’engagent moins et sont plus aptes à changer d’employeurs ou à mettre l’accent sur d’autres formes de travail. Ils vont rechercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas ou plus dans leur cadre de travail. Ainsi, un autre défi est le recul constant de la volonté de prendre des responsabilités. Mais le plus triste, le plus alarmant, est le fait de voir une perte de plaisir au travail.
Monde Économique : Quelle est la vision derrière le concept d’octocratie et comment vous est venue l’idée ?
David Fiorucci : Comme le sous-titre du livre (Octocratie – Redonnons du sens aux organisations) l’indique, je veux redonner du sens aux organisations, et surtout permettre à toute entreprise et organisation d’avoir un impact positif et maîtrisé. Je veux contribuer à un monde meilleur.
Ces dernières années, de nombreuses entreprises qui voulaient répartir le pouvoir, devenir plus agiles et avoir une approche plus participative se sont lancées dans de nouvelles formes d’organisation telles que les entreprises libérées, la sociocratie ou l’holacratie. Cependant, plusieurs d’entre elles sont revenues en arrière, ont abandonné ou ont fait appel à mes services pour les aider. En effet, nous aurons toujours besoin de leaders, peut-être pas des « chefs » mais des leaders. En cas de crise, il est ainsi nécessaire d’avoir une personne ou plusieurs personnes qui prennent les choses en main, qui montrent le chemin, prennent des responsabilités, et qui ont les reins assez solides pour porter les conséquences.
La solution se trouvait dans la bonne combinaison d’éléments connus, validés, éprouvés. Le concept d’octocratie n’est pas une innovation, mais une combinaison. J’ai donc combiné mon approche de leadership LP3 (Leader – Team – Partner) avec les éléments pertinents d’une méthode comme l’holacratie, en laissant de côté tout ce qui est superflu, qui prête à confusion ou qui manque de simplicité, et j’ai fait le lien entre ces deux parties grâce à un octopus (pieuvre), ce qui a donné le nom « octocratie ». La nature est une source d’inspiration phénoménale et a beaucoup à nous apprendre. Ainsi, l’octopus est un animal fascinant, intelligent, rapide, agile, avec une capacité d’adaptation excellente. Il représente parfaitement la répartition du pouvoir avec ses 8 membres autonomes (répartition des neurones), et la notion de leadership avec, en cas de nécessité, la tête qui va dans un sens et les 8 bras qui suivent.
Grâce à une méthodologie claire et structurée pour garantir la pertinence du tout, et en s’appuyant sur 8 étapes, dont la première est liée à l’intention de l’entreprise ou de l’organisation, nous voulons donner à chaque institution, organisation ou entreprise, l’autonomie nécessaire pour avoir un bon équilibre entre agilité et leadership et ainsi allier efficacité et sens.
Monde Économique : Quels sont, selon vous, les principaux biais qui apparaissent avec la mise en place de nouvelles formes d’organisation ? À quoi doit-on faire attention ?
David Fiorucci : Plusieurs points critiques ou difficultés ressortent des expériences passées ou en cours.
Le degré de maturité de l’entreprise ou de l’institution est une dimension à ne pas sous-estimer. Plus la vision sera partagée, plus les personnes seront impliquées et plus la communication sera claire et canalisée, plus il sera approprié et facile de passer à de nouvelles formes d’organisation. À ce titre, il est essentiel de mettre l’accent sur la cohérence du tout.
Les personnes au sein de l’entreprise n’ont pas toutes la même autonomie. Elles n’ont pas toutes la volonté ou les ressources nécessaires pour prendre des décisions et pour en porter les conséquences. Ne laissons personne sur le carreau et permettons à tout le monde d’apporter sa contribution à l’édifice.
Il est intéressant de constater que les entreprises ou organisations qui mettent en place de nouvelles formes d’organisation sont toutes dans une phase positive. En cas de crise, les organisations ne s’y hasardent pas, car dans des circonstances difficiles, il faut du leadership.
Même si au sein de certaines entreprises, les « fonctions » disparaissent pour laisser place à des « rôles », les individus restent des êtres humains, avec leurs émotions, leurs peurs, leurs affinités, leur unicité, leurs interprétations et leurs attentes. Ainsi, seules les entreprises qui misent sur la collaboration au sein des équipes et entre les diverses équipes auront du succès dans le futur. En effet, la force que l’on peut ainsi créer – cette cohésion, cette entraide, cette confiance – permettra le moment venu de résoudre les problèmes que l’on rencontrera. Cette collaboration et ce sentiment d’appartenance développent et renforcent la résilience individuelle et celle de l’organisation.
Le principe de la gestion des « tensions » dans des approches comme l’holacratie est excellent sur le fonds, mais il est parfois utilisé avec exagération. Ainsi, tout devient « tension » et les personnes
impliquées n’essaient même plus de faire la part des choses et de régler certains thèmes en amont ou de les laisser de côté. Cette exagération pollue les séances, et surtout, elle fait perdre un temps précieux.
Il est important d’avoir une approche simple exprimée dans un langage simple. Là est peut-être ma critique la plus marquée envers ces nouvelles formes d’organisation, et surtout envers l’holacratie et sa fameuse « constitution » qui intègre une nouvelle terminologie entraînant une complexification.
Pour assurer la cohérence interne, il est essentiel que chaque équipe, cercle, rôle ou entité au sein de l’entreprise ou de l’organisation formule sa propre contribution à la vision de l’entreprise. Une réflexion spécifique est nécessaire, sans recourir à des formulations standards.
Et finalement, et c’est peut-être le plus important : les entreprises doivent être plus conséquentes. Ici se trouve vraisemblablement le problème le plus marqué : il ne faut pas trop faire, pas mettre trop de choses en place, mais bel et bien être conséquent avec ce que l’on instaure et donc très discipliné. Cela va permettre d’avoir un impact élevé avec une mise modeste, de gagner en rapidité, et surtout, d’instaurer la confiance et une dynamique positive au sein de l’organisation.
Monde Économique : À quoi faut-il faire attention pour assurer l’impact positif d’une méthode comme l’octocratie, quels sont les pièges à éviter ?
David Fiorucci : Il est important d’être très conséquent et clair. Ce n’est pas quelque chose que l’on délègue. C’est la responsabilité de tout le monde, et les membres de direction sont les exemples. Pour revenir à mon introduction avec la problématique de la roue de hamster dans laquelle se trouvent les entreprises, il est nécessaire de prendre du recul, d’oser la simplicité et de faire ce que l’on dit. En outre, pour garantir cette notion d’appartenance, il est important d’instaurer une compréhension et un langage communs, de créer des binômes (ce que j’appelle les « Buddies ») pour ne laisser personne seul, et d’accompagner la démarche en interne tout en ayant un canal de communication central dédié à l’octocratie.
Monde Économique : Face à la résistance au changement, comment pouvez-vous convaincre les dirigeants d’entreprise d’adopter des modèles de gouvernance plus innovants comme l’octocratie ?
David Fiorucci : Les personnes n’ont pas de résistance au changement, c’est une fausse croyance : elles ont des craintes, des peurs vis-à-vis des conséquences liées aux changements. Si l’on crée un cadre où les personnes se sentent bien (sentiment de sécurité psychologique), où elles voient un sens, où elles comprennent les enjeux, les tenants et aboutissants, où elles ont de nouveau du plaisir, où elles se sentent appartenir à une équipe et ne sont pas seules, où elles peuvent s’épanouir, grandir, se développer, elles aborderont les changements différemment, et l’entreprise aura un succès durable et contribuera à une économie durable et à un monde meilleur. C’est la finalité de l’octocratie.
Comme la cohérence est une dimension essentielle à mes yeux, avec mon co-auteur Thomas Nast, nous avons décidé de créer notre propre maison d’édition pour pouvoir éditer le livre selon nos principes et diminuer les marges. Nous avons choisi un imprimeur suisse labellisé « cradle to cradle » afin de n’avoir aucun produit nocif et que le tout soit recyclable sur le principe de l’économie circulaire. Et suivant les montants récoltés par notre démarche de financement participatif, nous imprimerons le livre dans trois langues (français, allemand, anglais). Nous souhaitons également avoir des versions audio du livre, afin de permettre également aux aveugles et malvoyants d’y avoir accès. Cela sera également un atout pour tous ceux qui souhaitent écouter le livre lors de leurs trajets (train, voiture). Cette notion d’inclusion est importante.
Monde Économique : Comment voyez-vous l’évolution future de l’octocratie et son impact sur le monde du travail ?
David Fiorucci : L’octocratie est plus qu’un simple livre ou une méthode : c’est un mouvement. Nous croyons en un monde où le sens et l’impact sont en harmonie. C’est pourquoi notre livre n’est pas seulement une source d’inspiration, mais aussi un guide pratique pour le changement. Nous souhaitons permettre à tout un chacun de participer activement à la construction de l’avenir de la collaboration. Nous pouvons révolutionner ensemble la manière dont nous travaillons ensemble !