Interview Ophélie Mortier – Responsible Investment Strategist Degroof Petercam AM
Le Monde Economique : Depuis quelques années, les grands acteurs du secteur bancaire multiplient les initiatives pour une industrie financière plus verte. Ce nouveau virage surprend et donne souvent l’impression que la finance veut se racheter une conduite en étant verte et durable. Alors, simple greenwashing ou mouvement de fond ?
Ophélie Mortier: Le risque de greenwashing est présent et il le sera toujours, sans vouloir être pessimiste, mais pour le moment la finance responsable et durable est un véritable mouvement de fond qui s’explique essentiellement par trois éléments : le premier est qu’il n’y a aucune raison que le secteur financier ne soit pas comme les autres secteurs économiques qui sont aussi dans un nouvel environnement dans lequel on évolue avec des gouvernements qui font face de plus en plus à des contraintes budgétaires et avec des entreprises qui doivent répondre à des responsabilités sociétales. La société civile est de plus en plus pressante et un accès à l’information est de plus en plus facilité. Il n’y a aucune raison que le monde financier soit à part de ce mouvement et donc tel que l’on demande à Danone, par exemple, ce qu’elle fait avec sa gestion des déchets, ou au secteur pétrolier, quelles sont ses politiques par rapport au changement climatique, il n’y a aucune raison que le secteur financier ne doive pas répondre à sa responsabilité sociétale. Donc, l’on est face à la même pression des différentes parties prenantes et cela est un vrai mouvement de fond.
Ensuite, il y a une forte évolution dans tout ce qui est investissement responsable. On n’est vraiment plus dans l’époque de fonds avec une origine plutôt religieuse avec de l’exclusion pure et dure. Le secteur a quand même fortement évolué et s’est professionnalisé et il a acquis pas mal de maturité. Au niveau de l’offre, il y a une plus grande crédibilité qui explique aussi qu’on est sur un mouvement de fond et, quand on voit aujourd’hui tout ce qui se passe au niveau des institutions européennes en la matière avec les différents plans d’actions de la Commission Européenne, il faut reconnaître qu’il y a eu une accélération au niveau du cadre réglementaire et en tout cas la volonté des autorités publiques à prendre les sujets à cœur. Quand on regarde un petit peu l’agenda que donne la Commission par rapport aux finances durables, jusqu’à maintenant le programme est assez ambitieux et en plus elles ont à chaque fois respecté leur propre cahier de charges et leurs propres échéances. En plus d’une demande croissante et d’une offre qui est bien présente, il y a tout le cadre réglementaire qui est en train de se mettre en place. Donc, je pense que le risque de greenwashing est toujours présent mais dans notre cas est limité par la cohérence de nos produits financiers avec les Principes pour l’investissement responsable (PRI) des Nations Unies. Pour nous, c’est réellement une tendance structurelle.
Le Monde Economique. Si la notion de responsabilité sociale des entreprises est ancienne, elle a, au cours des dernières années, fortement évolué. Quel sens faut-il donner à la notion de finance durable et responsable
Ophélie Mortier: Degroof Petercam Asset Management a été l’une des pionnières de la finance durable. On est sur le sujet depuis 2001/2002 et depuis 2007 nous faisons une véritable étude approfondie à l’interne. Nous sommes signataires du PRI [N.d.r. : Principes pour l’investissement responsable (PRI) des Nations Unies] depuis 2011. Pour être un acteur de taille moyenne basé en Belgique mais actif à l’international, l’on est en tout cas parmi les pionniers et surtout pionniers dans tout ce qui est investissement dans des obligations souveraines qui restent une classe d’actif un peu délaissée aussi bien par les investisseurs que par l’offre. Peu de fonds ou de stratégies existent dans ce domaine avec des approches durable et responsable.
La responsabilité sociale des entreprises est notre matière première. C’est probablement le lien avec la finance durable et responsable mais c’est bien plus que la responsabilité sociale d’entreprise. Quand on parle de durable, il y a la notion de temps. Il y a les investissements à court terme et aussi les investissements à long terme qui financent une économie plus responsable. Il s’agit de financer l’économie pour les croissances durables des années à venir. Comment peut-on concilier les investissements performants et les investissements dans l’entreprise à fin qu’elle perdure ? La notion de responsable signifie faire des choix qui peuvent avoir un impact. On peut choisir quelles entreprises soutenir pour les différents enjeux de durabilité de la croissance économique.
Le Monde Economique. La finance durable vient-elle en opposition ou en complément de la finance conventionnelle ?
Ophélie Mortier: La finance durable est définitivement un complément de la finance traditionnelle. Il faut savoir que la finance conventionnelle a plu d’un siècle d’expérience avec les modèles traditionnels de valorisation, les dividend discount et l’analyse. C’est quelque chose qui existe maintenant depuis plus de cent ans et qui est largement testée et utilisée, ce qui fait sa force et sa crédibilité, mais quand l’on regarde souvent par rapport à la valeur de l’entreprise, la référence il y a encore vingt ans était formée par 80 % de tangible. Aujourd’hui, on est plutôt sur le 20 % de tangible et 80 % d’intangible. Quand vous voyez des nouveaux modèles économiques style Uber et compagnie ou quand vous voyez à quel point les sociétés technologiques représentent des capitalisations boursières énormes, il n’y a aucune raison que l’on travaille avec le modèle qu’on utilisait il y a encore vingt ans. Pour moi, l’approche durable est un complément parce qu’elle fait regarder vraiment l’ensemble de l’investissement d’un côté plutôt que les risques éventuels, mais aussi de l’autre côté, les opportunités d’investissement. En écartant les mauvais acteurs ou les secteurs que l’on considère plus à risque, on peut contrôler la volatilité de l’investissement, mais il ne faut surtout pas minimiser les potentiels d’opportunités qui sont justement créés par ces différents enjeux. Dans la notion de risque, il y a quand même toujours des opportunités aussi.
Le Monde Economique. Dans ce contexte, quelles solutions d’investissement durable Degroof Petercam AM met-elle à la disposition des investisseurs institutionnels ?
Ophélie Mortier: Il y a différents axes de développement puisque notre objectif est d’offrir des solutions qui soient certifiées en terme de classe d’actifs. On a développé aussi bien différentes classes d’actifs, c’est-à-dire, des obligations souveraines, actions européennes, actions du monde, obligations d’entreprise. On a aussi même mis à disposition une stratégie d’investissement plutôt quantitative et indicielle, donc là on a fait un choix actif d’avoir aussi des solutions d’investissement indiciel sur la base d’indices durable et responsable. Pour ces approches là, ce qui est important est de pouvoir aussi avoir vraiment une approche qui soit cohérente et consistante en terme de crédibilité de l’investissement durable et responsable et aussi en terme de crédibilité de performance financière et que l’on retrouve la même cohérence et la même consistance à travers toutes nos stratégies. On entend par-là que si l’on défend d’autres principes du côté actions, cela nous paraît assez illogique d’avoir une approche différente du côté obligation par exemple. Avec nos quinze ans d’expérience, on a évolué et acquis en maturité tout en parallèle avec l’expérience acquise par le sujet même de l’investissement durable et responsable. C’est une industrie qui est en forte évolution et en forte progression. Avec cet apprentissage parallèle, si puis-je dire, on a aussi fortement revu nos façons de travailler dans l’investissement durable et responsable et on a accompagné ce mouvement et les approches négatives de screening normatif ou de filtrage quantitatif avec une approche de plus en plus positive d’accompagnement vers une de transition énergétique ou de gouvernance ou sociale.
Quand l’on regarde, par exemple, les stratégies thématiques que nous avons développées, notre approche ici est d’être plutôt pragmatique. On a une approche qui vise surtout tout ce qui est technologique et disruptive. On essaye de travailler avec ces tendances parce que cela passe de façon plus durable et responsable. Ces approches de fond sur les thématiques modernes peuvent paraître questionnables mais sont vraiment spécifiques et pertinentes par rapport aux enjeux des secteurs économiques. On est beaucoup plus ouverts et engagés avec un dialogue avec les entreprises.
Le Monde Economique. En tant que client privé, peut-on choisir une gestion de fortune axée sur la durabilité ?
Ophélie Mortier: Si l’on regarde en interne chez Degroof Petercam Asset Management, il n’y a aucun obstacle à avoir une gestion de fortune qui soit 100 % durable aujourd’hui parce que nous offrons les trois profils de risque habituel en gestion d’un portefeuille privé avec une approche de durabilité. La question que l’on a encore souvent vient de la part du client privé, qui prévient qu’une partie de son portefeuille soit dans cette direction, parce qu’il y a toujours un peu une crainte de ce qu’il va coûter. On voit de moins en moins cette attitude, parce que tous ces fonds durable et responsable arrivent de plus en plus à montrer qu’’ils délivrent de la performance tout aussi valable qu’une stratégie traditionnelle. Pour la plupart, en tout cas chez nous, on le montre surtout avec une optimisation du rendement et du risque. Je ne vois pas vraiment d’obstacles à faire une gestion de fortune axée sur la durabilité à 100 %.
Le Monde Economique. Différents fonds thématiques misent souvent sur des tendances telles que le changement de l’approvisionnement énergétique, les ressources limitées, les nouvelles technologies et l’eau. Comment Degroof Petercam AM crée-t-elle le portefeuille durable d’un client ?
Ophélie Mortier: Les différentes thématiques de durabilité sont dans l’ADN de Degroof Petercam. Ensuite, quand on voit les différents thèmes qui sont évoqués, il y a différentes stratégies qui jouent purement sur l’eau ou les énergies renouvelables. Les stratégies moins thématiques sont quand même toujours relativement dangereuses puisqu’il y
a une question de diversification équilibrée des portefeuilles en fonction des secteurs.
La façon dont on a travaillé notamment avec la stratégie Newgems, c’est d’avoir vraiment une réflexion globale sur le monde d’aujourd’hui. C’est tenir compte de l’entreprise et de l’environnement au sens écologique du terme et aussi des gouvernements. Sur la base de ce nouveau contexte défini, on a identifié sept secteurs qui nous semblaient pertinents pour l’avenir. Les sept thèmes sont : la cyber sécurité, la robotique et automation, l’e-commerce et les systèmes de paiements digitaux, le divertissement (musiques et jeux vidéo), la technologie médicale, les énergies renouvelables et les semi-conducteurs.
Si la question est plus globale sur comment l’on construit un portefeuille durable avec le client, c’est toujours une réflexion relativement traditionnelle parce qu’aujourd’hui, on a suffisamment d’outils en interne pour pouvoir proposer différentes solutions diversifiées. L’on va travailler d’une part sur la construction de portefeuille en termes de gestion de risques et d’espérance de rendement. Cela dépend aussi de l’aversion au risque de la part du client. La deuxième chose sur laquelle on travaille, surtout pour les clients institutionnels, est qu’il y a souvent une volonté que les investissements durables reflètent les convictions de l’institution. Que ce soit une institution plus impliquée dans les problématiques environnementales ou dans les problématiques sociales, l’investissement durable et les différentes approches seront plutôt axés sur ce qui tient à cœur à l’investisseur institutionnel.
Le Monde Economique. Sur quels critères les investisseurs se basent-ils pour analyser le risque des obligations souveraines ?
Ophélie Mortier: Je pense qu’aujourd’hui, il y a encore trop peu d’investisseurs qui regardent justement des critères de risques sur la base environnementale, sociale et de gouvernance. Un bon exemple est toute la question des stranded assets. Il s’agit de ces actifs que notamment le secteur énergétique ne serait pas en mesure d’utiliser, de brûler, si la réglementation en matière d’émission et en particulier du prix du carbone venait à être fortement modifiée. On parle de ces problématiques de stranded assets dans les analyses financières du secteur utilities.
Je n’ai pas vu encore grand chose sur les réserves d’énergie détenues par les pays. Les réserves d’énergie sont dans les mains des gouvernements avant d’être dans les mains du secteur privé, donc cela montre bien à quel point cette évaluation du risque des obligations souveraines reste très fort axée sur des critères purement financiers de capacité d’endettement supplémentaire. Tous les critères qui concernent la gouvernance d’un pays sont tout à fait pertinents comme ceux sur la durabilité environnementale et sociale. Il y a aussi énormément de choses qui se passent au niveau des pays qui sont des bons indicateurs de risques potentiels. L’instabilité au niveau social s’accompagne généralement de perturbations au niveau financier. C’est un indicateur que les investisseurs doivent mieux prendre en compte dans leurs analyses de départ.