Photo © Marco Baldoni
Par Sabah Kaddouri
Dans l’idéal, la transmission graduelle d’une entreprise familiale nécessite près d’une décennie, selon une récente étude. Spécialiste de la planification et succession d’entreprises au sein d’une banque suisse, Marco Baldoni revient sur les questions concrètes à se poser pour préparer sereinement la suite.
Monde Économique : Lorsque l’on entreprend entre proches ou que l’on a hérité d’un statut dans une entreprise familiale, quels sont les prérequis pour une gouvernance consensuelle et pragmatique ?
Marco Baldoni : Une règle de base qu’il convient impérativement d’observer, c’est d’éviter absolument le « one man show » entrepreneurial, un cas de figure qui est encore malheureusement fréquent. Dans une entreprise, la répartition des rôles doit être très clairement définie et les responsabilités de chacun doivent être effectives. Ainsi, un responsable doit pouvoir s’absenter sans que l’activité opérationnelle ne s’en ressente. Il est par ailleurs très important qu’un remplaçant ou successeur soit crédible, c’est à dire que sa légitimé et que son expertise soient reconnues tant à l’interne qu’auprès des clients et partenaires externes. Une communication idoine à ce propos est nécessaire.
Monde Économique : Qu’observez-vous en Suisse dans la structuration des sociétés administrées par des proches (époux, amis, famille…) ?
Marco Baldoni : Le volet émotionnel est important mais il est souvent sous-estimé. Toutes les parties prenantes de la famille devraient pouvoir faire connaître leurs attentes ou désirs. De nombreuses questions restent fréquemment sans réponse : quel est le rôle officiel du conjoint ? L’indemnisation des enfants qui ne travaillent pas au sein de l’entreprise est-elle équitable ? A-t-on prévu une convention d’actionnaires si l’un des héritiers quitte un jour l’entreprise etc. ? La création d’un Conseil de famille est très utile à cet égard et il existe des médiateurs spécialisés en cas de besoin. Je constate que certains n’hésitent pas à faire appel à des experts financiers ou fiscaux quand cela est nécessaire, mais ignorent ou repoussent la gestion des aspects émotionnels intra-familiaux. Découvrir sur le tard que l’enfant désigné pour reprendre l’entreprise familial a d’autres ambitions, jamais clairement exprimées, est très frustrant et… désolant.
Monde Économique : Performance et proximité affective ne résistent pas aux conflits. Comment les prévenir ? Et le cas échéant, comment réussir à faire passer l’intérêt supérieur de la société ?
Marco Baldoni : On peut être un excellent entrepreneur mais un piètre gestionnaire des conflits familiaux. Il ne s’agit pas ici de gagner un sprint, mais de réussir un marathon. Cela demande de la patience, de la rigueur et de la persévérance. Une bonne organisation et communication sont nécessaires. Il faut établir un plan de formation et de carrière pour son ou ses successeurs au sein de la famille, les inciter à travailler peut-être un moment en dehors de l’entreprise familiale afin qu’ils fassent leurs preuves et acquièrent les compétences et la légitimité requises. Dans la perspective d’une succession, une transmission graduelle des responsabilités peut être établie à l’aide d’un plan. Et une alternative doit être envisagée si nécessaire.
Monde Économique : Seulement 3% des entreprises familiales parviennent à la 4ème génération, pire 70% ne survivent pas au-delà de la 1ère génération… La transmission apparaît comme le premier défi. Comment réussir ce passage de relais ?
Marco Baldoni : Une fois la décision prise, la réalisation d’un projet de succession nécessite du temps, car il y a de nombreuses étapes à franchir qui ne se développent que successivement. Le successeur ne devient en effet généralement propriétaire majoritaire que progressivement. Parallèlement, bien des prédécesseurs ne quittent l’entreprise qu’à contrecœur, voire ne la quitte jamais vraiment. Comme on l’a vu plus haut, des désaccords formels ou organisationnels ou des conflits basés sur des émotions peuvent éclater. Une répartition claire des rôles pendant les phases de transition et une planification posée de la « post-succession » permettent de gérer les conflits.
Concernant les tendances, les études démontrent que si la part des entreprises familiales reste élevée, celle-ci diminue lentement mais régulièrement. Selon des estimations, 88 % de toutes les entreprises en Suisse étaient des structures familiales en 2004. Ce pourcentage est ensuite tombé à 81 % en 2013, puis à 75 % en 2016. Les mutations économiques offrent aux successeurs potentiels issus de la famille des opportunités croissantes de créer une entreprise ou de faire carrière en dehors de celle-ci. Les attentes par ailleurs des nouvelles générations en termes d’équilibre vie professionnelle/vie privée les poussent parfois à ne pas suivre l’exemple de leurs parents.
Monde Économique : Sur quelles problématiques vous sollicite-t-on le plus ?
Marco Baldoni : L’entrepreneur entrant et l’entrepreneur sortant ont des besoins et des perspectives très différentes. On nous sollicite souvent qu’au moment du financement de la transaction. En tant que banque des entrepreneurs, nous observons trop souvent que de nombreuses étapes précédant le financement ont été mal préparées, voire négligées. Du côté du vendeur, la situation est souvent beaucoup plus complexe qu’il ne l’a envisagée. Une planification financière et fiscale peut avoir un impact important pour son niveau de vie à long terme. Il est ainsi très important de « challenger » la solution mise en place avec toutes les parties prenantes, ceci tant du point de vue de l’entreprise que de la partie privée de l’entrepreneur. L’organisation d’une « coverage team » est souvent nécessaire et s’avère très utile. On considère qu’une transmission graduelle d’une entreprise nécessite dans l’idéal entre 6 et 14 ans.
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