Les stratégies d’investissement chinoises : Redéfinition de l’espace économique eurasien

20 mars 2018

Les stratégies d’investissement chinoises : Redéfinition de l’espace économique eurasien

Récemment, après une absence d’une huitaine d’années, j’arrivai à Moscou un samedi soir et j’allai faire un tour le dimanche matin sur la Place Rouge. La plus grande différence ? Des masses et des masses de touristes chinois. Ceci n’est pas vrai de Moscou seulement. J’avais eu une expérience similaire à Venise. Comme est écrit dans le titre d’un article du journal de Hongkong : le South China Morning Post (1er octobre) : « les touristes chinois changent le monde ». Avec 135 millions d’individus, quelques 10% de la population chinoise a pratiqué le tourisme hors de ses frontières en 2016. Vu l’essor incessant de la classe moyenne chinoise et la priorité donnée aux voyages à l’étranger, ce chiffre devrait atteindre les 20% au cours de la prochaine décennie.

Le 7 septembre 2013, à l’occasion d’un doctorat honoris causa de l’Université de Nazarbayev à Astana, Kazakhstan, qui lui était remis, le Président chinois Xi Jinping fit un discours au cours duquel il dit : « Afin de forger des liens économiques plus étroits, d’approfondir la coopération et d’étendre l’espace de développement dans la région eurasienne, nous devrions avoir une approche innovante et construire conjointement une ceinture économique le long de la Route de la Soie ».

Cette « vision » est depuis lors connue comme l’Initiative « la Ceinture et la Route », à savoir, un projet massif d’infrastructures permettant de raccorder quelques 65 pays d’Eurasie, étendant sa portée jusqu’à l’Afrique de l’est. En 2016, j’assistai à une réunion à Astana intitulée « La géo- économie de l’Eurasie à la croisée des chemins ». C’était fascinant. Ainsi que l’Economist l’a noté (01/10/16) en conclusion d’un article sur cette initiative chinoise : « La politique étrangère de la Chine pourrait redéfinir une bonne partie de l’économie mondiale ».

Ce changement spectaculaire s’est fait de plus en plus évident au cours des premières années de ce siècle et s’est accéléré, avec la prévision que « le prochain milliard de consommateurs de classe moyenne sera à 87% asiatique » (FMI). Un grand nombre d’économies asiatiques sont impliquées : Chine, Corée du Sud, Taiwan, Hongkong, Inde Bangladesh, Pakistan, les 10 pays membres de l’ASEAN, avec les pays d’Asie centrale et occidentale de plus en plus attirés par l’est. Ceci est aussi vrai de pays d’Eurasie, Russie et Turquie. Le président russe Vladimir Poutine a annoncé une politique pivotant vers l’Asie et a désigné Vladivostok comme future plaque tournante de la stratégie économique russe.

Les Pays du Golfe qui traditionnellement regardaient vers l’ouest (où se situaient leurs principaux marchés) se tournent d’abord dorénavant vers l’est. La Shanghai Cooperation Organisation (SCO) fondée en 2001 devrait de plus en plus souvent figurer sur les écrans radar stratégiques des entreprises occidentales. Ses membres à l’heure actuelle incluent la Chine, le Kazakhstan, le Kyrgystan, la Russie, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, l’Inde et le Pakistan. Les pays avec un statut d’observateurs sont l’Afghanistan, la Biélorussie, la Mongolie et l’Iran. Les adhésions vont se poursuivre au fur et à mesure que l’Arabie Saoudite, les Emirats, Bahreïn, le Koweït, Oman et le Qatar sentiront non seulement l’attraction de la région mais qu’ils en dépendront.

La Chine est bien sûr le moteur et la locomotive de cette transformation. Ainsi que Jonathan Fenby le notait dans sa publication Tiger Head-Snake Tail, « en 1949 Mao a changé la Chine ; en 1979 Deng a changé le monde ». Le changement est en voie d’accélération et d’intensification. On ne peut que vivement recommander comme guide intellectuel à la transformation la publication de 2015 par Peter Frankopan, The SilkRoads : A New History of the World. De même que l’Ouest a dominé le monde ces deux derniers siècles, de même il a inévitablement dominé l’historiographie. L’hypothèse est que le monde gravitait « naturellement » vers un hégémonisme occidental. Comme Frankopan le démontre, pendant la majeure partie de l’histoire, que ce soit en termes d’activité économique, de commerce, de science, technologie et religion, l’Asie Centrale était au cœur de la gravité mondiale et ce phénomène paraît être en cours de réémergence.

Tout comme la Pax Britannica a défini le 19ème siècle et la Pax Americana le 20ème, dans le 21ème alors que les stratégies d’investissements à l’étranger sont mises en œuvre et que la Chine cherche à accroître son influence et son « soft power », nous observons la renaissance du concept de L’Empire du Milieu au centre de ce qui s’appelle désormais « la Grande Eurasie ». En septembre 2016 j’étais présent au New Silk Road Chamber of International Commerce Summit à Xi’an, point de départ de l’ancienne route de la soie, qui réunissait des chambres de commerce représentatives de l’ensemble de l’Eurasie, y-compris d’Israël ainsi que de Palestine, également d’Ukraine et de Géorgie, et avait aussi attiré, étant donné ses implications globales, la participation de pays non-asiatiques tels que le Mexique, l’Ethiopie et le Kenya. Ceci est un symbole pour le 21ème siècle.

Jean-Pierre Lehmann

Professeur à l’IMD de Lausanne

 

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