Photo © Jean-Claude Biver
Monde Economique : En 2019, l’horlogerie suisse a dépassé les 21 milliards de francs d’exportations. L’arrivée du COVID-19 est venue porter un coup d’arrêt brutal à la bonne marche de cette industrie. Quelle est votre appréciation de la situation actuelle ?
Jean-Claude Biver : L’horlogerie souffre bien évidemment directement des effets du COVID. Magasins fermés, consommateurs absents ou confinés. Mais comme dans la plupart des crises précédentes la reprise se fera par la qualité, l’innovation, le service et le haut de gamme. Les marques les plus fortes deviendront encore plus fortes, alors qu’à l’inverse les plus faibles deviendront encore plus faibles ou disparaîtront tout simplement.
Monde Economique : Il y a plus de cinquante ans, les marques suisses étaient très actives dans l’entrée et le moyen de gamme. Aujourd’hui, les smartwatches font de l’ombre à ces deux gammes. N’est-il pas illusoire, pour l’industrie horlogère suisse, de continuer à ne miser que sur le luxe et le haut de gamme ?
Jean-Claude Biver : Il faut se souvenir que la réputation du « Swiss Made » est le résultat de la créativité, de l’excellence et de la grande qualité offerte par le haut de gamme. Ce qui a eu pour effet de tirer et de faire profiter l’ensemble de l’industrie. Par contre, lors de la crise du quartz c’est bel et bien grâce à l’entrée de gamme (avec l’extraordinaire montre SWATCH) que l’horlogerie a pu regagner les quantités qui ont permis d’amortir et de rentabiliser l’industrie et de rattraper techniquement l’avance japonaise dans le quartz !
Malgré tout, aujourd’hui, il me semble important de poursuivre notre voie dans l’excellence, la qualité objective et le service afin de permettre au client d’avoir le sentiment qu’il a acheté ce qu’il y a de mieux et, en prime, de lui offrir du statut symbole à son poignet. Il est donc essentiel de défendre, développer et garder ces qualités qui pour le moment sont encore l’apanage de l’industrie horlogère suisse.
Monde Economique : On assiste aujourd’hui à l’agonie des salons horlogers. Baselworld par exemple, c’est un peu l’histoire de Kodak, qui n’a pas vu venir la photo numérique ; ou celle de BlackBerry, qui s’est laissé surprendre par l’écran tactile. Comment les salons horlogers peuvent-ils se réinventer ?
Jean-Claude Biver : On assiste en général à la remise en question des salons quels qu’ils soient et notre industrie n’y échappe pas. Surtout qu’elle n’a pas su sortir de ses divergences nées d’égo ou d’arrogance de certains acteurs. Il faut donc aujourd’hui remettre le client au centre de nos préoccupations et lui redonner la place qu’il doit occuper. C’est le client qui doit décider et pas l’égo des marques et de certains de ses dirigeants. C’est une question fondamentale si nous voulons retrouver un sens à notre salon.
Monde Economique : Au-delà de l’annulation historique de ces deux salons, ne va-t-il pas falloir sortir radicalement de la « sinodépendance » de l’industrie Swiss Made ?
Jean-Claude Biver : Il faut quand même rappeler ici que pour obtenir le Swiss Made, il faut que le mouvement (la pièce maîtresse qui fait fonctionner la montre) soit 100 % suisse (conçu, développé, fabriqué et assemblé en Suisse). Par contre, d’autres pièces comme l’habillement peuvent être fabriquées à l’étranger pour autant que l’ensemble du produit soit à 70 % de fabrication suisse. Ce sont des mesures que l’on peut toujours rendre encore plus restrictives, mais je les trouve pour le moment déjà suffisamment contraignantes.
Monde Economique : L’Afrique demeure le grand oublié de la formidable expansion géographique de l’horlogerie suisse de ces deux dernières décennies. Or dans une récente interview, vous affirmez que si vous étiez jeune, vous miseriez sur l’Afrique. Pourquoi cette prise de conscience tardive ?
Jean-Claude Biver : La prise de conscience n’est pas tardive, mais au contraire je pense qu’elle est relativement précoce et visionnaire. Ne pas oublier que c’est d’abord le marché et son potentiel qui dictent le déploiement commercial des marques. On relève aujourd’hui du potentiel dans certains pays d’Afrique et il est donc opportun et important de s’y développer sans trop tarder !
Monde Economique : Autrefois, les opposants au « Swiss Made » l’avaient appelé la « Lex Hayek » [du nom du patron de Swatch Group], car taillée sur mesure pour de grandes marques horlogères. En maintenant les exigences de la « Swissness » couplées aux conséquences du COVID-19, quel avenir pour les horlogers indépendants et les petites marques (viviers de créativité) ?
Jean-Claude Biver : Je vois entre autres conséquences du COVID, une formidable concentration du métier et ceci à quatre niveaux. Celui des sous-traitants, des marques, des détaillants et finalement celui des consommateurs qui vont de plus en plus trouver refuge dans les grandes marques et dans la qualité. Mais paradoxalement, la concentration crée des niches et ce sont là les marchés que devront développer les artisans indépendants et les petites marques. Je vois donc se développer des niches importantes pour ceux qui sauront les exploiter.
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