Le Monde Economique En matière de prestations de services, on constate que la limite, sur le plan juridique, entre un mandataire et un travailleur peut être ténue, voire floue. Comment faire la différence ?
Philippe Eigenheer En premier lieu, il convient de rappeler que la conclusion d’un contrat de mandat ou d’un contrat de travail n’est soumise à aucune forme spéciale. Ainsi, ces contrats peuvent être conclus par écrit, mais également par oral ou encore et notamment par actes concluants. Dans ces derniers cas, la preuve du type de contrat conclu est souvent encore plus difficile à rapporter que dans le cadre d’un contrat conclu par écrit.
Cela étant exposé, outre la dénomination apportée, le cas échéant au contrat – « travail » ou « mandat » – la loi prévoit qu’il convient de rechercher la réelle et commune intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention. En d’autres termes, dans le cadre d’un contrat, le cas échéant conclut par écrit, on ne saurait s’arrêter à une interprétation littérale d’un texte qui fournit une transcription incomplète ou infidèle de la volonté des parties. Au centre de l’intérêt ne sont dont pas nécessairement les termes utilisés par les parties, mais la volonté contractuelle commune qui peut ressortir de l’ensemble des circonstances qui ont conduit à la conclusion du contrat, tels les négociations, la correspondance et tout autre manifestation de volonté. S’agissant d’un conflit relatif à la qualification juridique du contrat – en l’espèce, de mandat ou de travail – le Juge devra donc rechercher quelle était la réelle et commune intention des parties, le cas échéant en application du principe de la confiance, c’est-à-dire selon le sens que le destinataire pouvait et devait raisonnablement lui donner au moment de la conclusion du contrat, en tenant compte de toutes les circonstances.
Le Monde Economique Existe-t-il des critères d’appréciation particuliers qui permettent de faire la différence entre ces deux types de contrats ?
Philippe Eigenheer Oui, en particulier, le contrat de travail présente certains éléments caractéristiques qui, s’ils sont prouvés, plaident en faveur de l’existence de ce type de contrat. S’agissant du contrat individuel de travail, ces éléments caractéristiques sont : un élément personnel (la prestation de travail est effectuée par le travailleur partie au contrat, à l’exclusion de toute autre personne, sous réserve de certains cas où la délégation est autorisée), un élément de durée (le contrat est conclu pour une durée déterminée ou indéterminée), un élément organisationnel ou de subordination (le travailleur est subordonné à l’employeur et ce, tant sur le plan temporel, spatial que hiérarchique), un élément matériel (le travailleur est rémunéré, au contraire du contrat de mandat qui peut être conclut à titre gratuit).
Le Monde Economique Un de ces critères a-t-il une importance prépondérante par rapport aux autres ?
Philippe Eigenheer C’est clairement le lien de subordination qui constitue le critère distinctif essentiel. Le travailleur est placé dans la dépendance de l’employeur sous l’angle personnel, fonctionnel, temporel et dans une certaine mesure, économique. Le travailleur est assujetti à la surveillance, aux ordres et instructions de l’employeur. Il est intégré dans l’organisation de travail d’autrui et y reçoit une place déterminée.
S’agissant en revanche d’un contrat de mandat, le critère de distinction essentiel réside dans l’indépendance du mandataire par rapport à son mandant, qui se traduit par l’absence de lien de subordination.
Le Monde Economique Comment procéder, dès lors, dans un cas limite ?
Philippe Eigenheer Comme déjà indiqué, en cas de litige, tout sera une question d’interprétation selon l’examen concret et pratique des faits de la cause. Hormis les critères de distinction principaux dont on vient de parler, certains indices peuvent également se révéler pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si l’activité en cause est dépendante (contrat de travail) ou indépendante (contrat de mandat). A titre d’exemples, sans prétention d’exhaustivité, lorsque le contrat contient une clause de non concurrence, que la partie utilise le papier-en-tête de l’entreprise pour la correspondance, exerce son activité dans les locaux de l’entreprise, il s’agit d’indices qui plaident clairement dans le sens d’un contrat de travail. En revanche, lorsqu’une partie utilise son propre matériel, informatique notamment, recherche elle-même la clientèle et prend en charge les frais d’utilisation d’un véhicule professionnel ou, encore, facture des honoraires et dispose d’un numéro de TVA, ces indices s’inscrivent dans un contexte de contrat de mandat.
Le Monde Economique Quelle est l’importance pratique de la problématique soulevée ci-dessus ?
Philippe Eigenheer : La distinction entre le contrat de travail et les autres contrats portant sur des activités revêt une importance pratique considérable. En effet, à la différence des règles gouvernant ces autres contrats, celles qui touchent le contrat de travail restreignent très fortement l’autonomie des parties. A titre d’exemple, alors que le contrat de mandat peu en principe être résilié en tout temps, le contrat de travail est soumis à des délais de résiliation et le travailleur bénéfice, de par la loi, de protections très importantes, en particulier contre les congés abusifs ou injustifiés. De plus, en général, le statut de salarié engendre des charges souvent lourdes pour l’employeur, notamment dans le domaine de la sécurité sociale (cf. notamment, AVS, LPP, etc). Il ne s’agit évidemment là que d’exemples, le catalogue des différentes implications qui résultent, sous l’angle des droits et obligations des parties, de la conclusion de l’un ou l’autre de ces contrats ne pouvant être exhaustif ici.
Le Monde Economique Quel serait votre conseil à un entrepreneur qui hésite entre les services d’un « consultant mandataire » et d’un « employé » ?
Philippe Eigenheer : Conformément à ce qui a été dit plus haut, tout dépend de la nature exacte du service envisagé. Cela dit, les parties succombent parfois à la tentation de « camoufler » le contrat de travail sous les apparences d’un autre contrat. A mon sens, il convient absolument d’éviter de procéder dans ce sens, notamment dans la mesure où le régime du contrat de travail comporte un nombre important de dispositions impératives auxquelles les parties ne peuvent pas déroger conventionnellement (cf. en particulier, on l’a vu, protection contre le licenciement, délai de congé, vacances, etc). Qui plus est, en présence d’un contrat « camouflé », il peut y avoir des conséquences graves, notamment en droit de la sécurité sociale (cf. en particulier, règlement des charges sociales, AVS, LPP, etc). On ne peut dès lors que vivement conseiller à l’employeur de déterminer clairement ses besoins et de s’en remettre aux dispositions légales qui s’appliquent à ces derniers.