Esquisse © Jean-Marc Nemer
Par Jean-Marc Nemer
La Suisse, souvent citée comme un modèle de stabilité économique, dissimule un paradoxe préoccupant. En 2022, selon l’Office fédéral de la statistique, elle figurait parmi les dix pays les plus prospères au monde en termes de PIB par habitant. Cependant, cette prospérité apparente contraste avec des fractures sociales et des inégalités de revenus alarmantes.
En 2022, 8,2 % de la population suisse, soit environ 702 000 personnes, vivaient sous le seuil de pauvreté, fixé à 2 284 CHF pour une personne seule et à 4 010 CHF pour une famille de quatre personnes. Parmi les plus touchés figuraient les personnes seules, les ménages monoparentaux, les individus sans formation post-obligatoire et certains groupes de nationalité étrangère.
De plus, 3,8 % des actifs occupés – soit 144 000 travailleurs – se trouvaient également en situation de pauvreté. Ce phénomène est souvent lié à des emplois précaires, à temps partiel ou indépendants. Bien que le taux de pauvreté ait légèrement reculé par rapport à 2021, les disparités de revenus persistent, accentuant les fragilités économiques dans un pays pourtant réputé pour son bien-être général.
Ces données montrent que la pauvreté en Suisse ne se limite pas aux personnes sans emploi. Un nombre croissant de travailleurs précaires lutte pour joindre les deux bouts, révélant un glissement vers des inégalités structurelles, même dans un contexte où les solidarités personnelles, associatives et fédérales demeurent fortes.
Un exemple, simple mais révélateur, illustre cette réalité. Dans un supermarché, une femme d’une cinquantaine d’années, incapable de régler ses courses à 7,65 CHF, a retiré une boîte de conserve de tomates de son panier pour réduire sa facture. Ce geste, en apparence anodin, reflète une fragilité économique que beaucoup subissent en silence. La scène a pris une autre tournure lorsqu’un inconnu, témoin de la situation, a spontanément proposé de régler la différence, démontrant ainsi une forme de solidarité immédiate.
Cette anecdote, bien que banale, symbolise les défis quotidiens auxquels sont confrontées des milliers de personnes. Elle nous rappelle également la réflexion du philosophe Emmanuel Levinas dans Totalité et Infini (1961) : « Aucune rencontre humaine ne peut se faire “les mains vides” ». Ce constat questionne les impacts de la globalisation économique et des déséquilibres croissants, qui affectent à la fois les conditions matérielles des individus et leurs interactions humaines.
Dans un monde où l’économie tend à déshumaniser les interactions en les réduisant à de simples transactions, la pensée de Levinas incite à réintégrer l’éthique dans nos décisions économiques. Reconnaître le « visage » de l’autre, c’est reconnaître en chaque individu une dignité qui dépasse les chiffres et les statistiques. Cela implique une révision des priorités pour garantir que les politiques publiques et privées tiennent compte des réalités humaines sous-jacentes aux données économiques.
Les disparités en Suisse mettent en lumière les failles d’un système économique globalisé qui, malgré sa prospérité apparente, laisse des milliers de personnes en marge. La coexistence de richesse et de précarité interpelle sur la nécessité de bâtir une économie plus inclusive. Cela pourrait passer par un renforcement des politiques sociales, une meilleure reconnaissance des travailleurs précaires et une revalorisation des emplois essentiels souvent mal rémunérés.
Dans une Suisse à la fois prospère et inégalitaire, l’homme est confronté à un défi majeur : préserver sa dignité dans un environnement économique déséquilibré. Loin de se contenter d’observer, chaque individu peut agir pour transformer le système. En intégrant une dimension éthique dans nos choix économiques, la Suisse pourrait devenir un modèle non seulement de prospérité, mais aussi de justice sociale.
Comme l’affirme Emmanuel Mounier : « Le drame de l’homme n’est pas d’être soumis à des nécessités matérielles, mais de se voir refuser leur visage humain. » Cette réflexion nous invite à repenser nos priorités économiques en plaçant au centre les relations humaines, la solidarité et la reconnaissance de la dignité de chaque individu.
Références :