Pour l’opinion publique, la mise sur pause de l’économie mondiale en 2020 suite à la pandémie de COVID-19 avait été un puissant marqueur de l’importance du transport maritime. Mais d’autres crises continuent de mettre sous pression ce poumon de l’activité économique que les pouvoirs publics doivent impérativement préserver.
Les menaces sont nombreuses. Les principales routes maritimes sont aujourd’hui de plus en plus scrutées par les grandes puissances, soucieuses de leur sécurité. En Mer Noire, le conflit entre la Russie et l’Ukraine a largement perturbé le commerce mondial de céréales et d’oléagineux. Dans le Golfe d’Aden, les rebelles houthis du Yémen – sur fond de guerre à Gaza – constituent toujours un danger réel pour l’accès à la Mer Rouge et au canal de Suez. Plus à l’est, en Mer de Chine, le bras de fer entre Pékin et Taipei continue de donner des sueurs froides à tous les analystes de marchés. La maitrise des flux logistiques est en effet une nécessité vitale pour tous les États, et la France ne fait pas exception. Des États qui doivent donc faire tout leur possible pour protéger l’écosystème du transport maritime, des armateurs aux gestionnaires d’infrastructures portuaires en passant par les producteurs des carburants de demain.
Commençons par le commencement, dans ce secteur économique essentiel du commerce mondial, les armateurs européens se taillent la part du lion : environ 67% des capacités mondiales de transport maritime seraient ainsi aux mains de quatre armateurs européens, selon les chiffres de Statista. Parmi eux, félicitons-nous d’y trouver l’un des fleurons de l’industrie tricolore, l’entreprise marseillaise CMA-CGM, premier employeur de la deuxième ville de France (3 000 salariés et plus de 5 000 emplois indirects avec ses sous-traitants). La santé de l’armateur français a toujours été une affaire politique et le développement de CMA-CGM est suivi de près par les plus hautes sphères de l’État depuis Jacques Chirac. Son PDG actuel, le Franco-libanais Rodolphe Saadé le sait, et ne cache pas sa proximité avec les chefs de l’État successifs, de François Hollande, qui inaugura des plateformes logistiques de CMA-CGM à Cuba en 2015 ou encore à Singapour en 2017, à Emmanuel Macron qui en mai dernier était présent à Marseille lors de l’inauguration de Tangram, le nouveau centre de recherche et d’innovation que l’armateur français a installé dans les quartiers sud de la cité phocéenne.
Dans un contexte politique appelé à évoluer, l’important est là : la France dispose d’un champion industriel et logistique dans le domaine maritime, et son poids actuel constitue un marqueur évident de souveraineté, à la fois face à la concurrence européenne – comme le Danois Maersk, l’italien MSC ou l’Allemand Hapag-Lloyd – et face à la concurrence chinoise, avec Cosco Shipping. Pour maintenir son niveau de performance, l’industrie maritime européenne a surtout besoin de stabilité, en particulier pour les réglementations technique et fiscale qui l’encadrent. La possible remise en cause du mécanisme de la taxe au tonnage, par exemple, fait planer une véritable menace sur ce secteur d’activité : prenant prétexte de profits importants sur deux années consécutives (profits d’ailleurs très inégaux parmi la soixantaine d’armateurs français), certains partis voudraient revoir la fiscalité française du transport maritime, sans considération pour les conséquences sur les équilibres économiques d’une filière à protéger.
En réalité, l’enjeu de souveraineté qui se joue à la surface des océans est sur toutes les lèvres. En novembre dernier, Nantes a accueilli la 18e édition des Assises de l’économie de la mer, ayant pour thème La filière maritime au service de la souveraineté française et européenne. Et la France a des arguments à faire valoir, puisqu’elle apparaît au 2e rang des espaces maritimes mondiaux derrière les États-Unis. Paris peut ainsi s’appuyer sur une zone économique exclusive de près de 11 millions de km2, grâce à sa présence dans les outre-mer. Une puissance et un privilège que les gouvernements successifs ont tous voulu préserver. Mais impossible de baisser la garde pour autant.
Dans son rapport de juillet 2023 intitulé Le maritime, un horizon de souveraineté pour la France, l’institut Choiseul a en effet pointé la nécessité pour la France de poursuivre son soutien au secteur maritime, à travers quatre recommandations principales : « raffermir la coopération française et communautaire dans le domaine naval, assurer le leadership de la France et de l’Europe sur les enjeux de décarbonation, renforcer l’attractivité des métiers de la mer, et penser une politique “ensemblière” du maritime en France ». Pour cela, il faudra former et recruter : selon le CINAV (Campus national des industries de la mer), le secteur maritime représente aujourd’hui en France quelque 125000 emplois, avec des perspectives intéressantes à l’horizon 2030, dont 72000 nouvelles embauches prévues. La formation est elle aussi un pilier de la souveraineté.
Ces nouvelles recrues – hommes et femmes – sont attendues dans tous les domaines : logistique, technique, mais aussi dans l’ingénierie des carburants. CMA-CGM a commencé par exemple à passer une partie de sa flotte sur GNL, nettement moins polluant que le fioul lourd. Mais d’autres innovations sont encore attendues, car la souveraineté du transport maritime français et la maîtrise des flux logistiques dépendent aussi de pans connexes à cet écosystème, à commencer par l’énergie. Dans le cadre très contraignant de la décarbonation des transports, bateaux et vraquiers s’appuieront demain sur des carburants de synthèse – voir le potentiel européen dans le secteur de l’hydrogène vert – grâce au développement actuel des capacités de production d’énergies vertes, éolien et solaire en tête. « Si nous voulons décarboner notre énergie, il nous faut trouver un mix dans lequel se trouvent les énergies marines renouvelables, estime Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du CMF (Cluster maritime français). Un cap a été donné en février 2022 par le président Macron, avec 40GW d’ici à 2050, rien que pour l’éolien en mer, la technologie la plus gourmande en espace. Ce développement passe évidemment par la concertation, c’est indéniable, mais aussi par la planification des espaces maritimes en allant même assez loin avec l’éolien flottant, qui se déroule potentiellement plus au large. » Que ce soit pour la mise au point des carburants ou pour les installations éoliennes en mer, pouvoirs publics et secteur privé ont tout intérêt à planifier de concert leurs efforts, afin de mener à bien au plus vite la décarbonation du secteur. Là encore, l’enjeu de souveraineté est évident.
Les grands groupes industriels français en sont conscients : la mer est porteuse de promesses et de développement économique. Et donc de souveraineté pour l’État français. Un point sur lequel tout le personnel politique tricolore, de droite comme de gauche, semble lui aussi d’accord. Encore faut-il désormais que les actes suivent les (bonnes) intentions.
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