Imaginez des salles profondes, cathédrales saturées d’écrans de toutes les couleurs, et tout cela en flot continu, imaginez des parcelles minuscules dont un homme n’est pas habilité à occuper plus d’un mètre (généralement trois écrans fonctionnent en temps réel pour le même employé) et qui ressemblent vaguement à des bureaux mais n’en sont pas du tout… N’espérez pas y croiser une plante verte ou tout accessoire inutile.
C’est un environnement de bureau, pas spécialement bucolique évidemment mais particulièrement répétitif, monosémique. On a tout suite le sentiment qu’un mariage spécial unit l’ordinateur à l’homme, que la machine est y greffée à l’homme à moins que ce ne soit l’inverse.
Le second sentiment qui vous enveloppe, c’est la chaleur, l’idée du cocon, de l’abri, de l’abri qui protège des réalités voire des contingences. Le greffon se sent douillet à souhait. C’est le royaume du chiffre, de la statistique, des multiples de sept ou huit, des graphiques étranges et sans signification apparente, en somme des mathématiques et de ses variantes.
Le trader est un funambule flegmatique, il jongle entre les courbes, les tableurs sans perdre son sang-froid, il catapulte à l’autre bout du monde six mille barils de pétrole brut à 14h et réceptionne de volée cinq cent tonnes de soja à 14h02… Et n’assistera pas au débarquement de la moindre marchandise. C’est presque triste… Dans son univers fait de virtualité le moindre de ses partis vaut pourtant son pesant de réalité (pour ne pas reprendre l’image habituelle de l’or).
Dans les médias, il est l’homme propulsé à une vitesse vertigineuse dans un rôle maléfique, au sein d’un climat de crise qui semble permanent. Mais il est aussi un formidable cheval de course qui tire tout droit, une casaque sur laquelle parier pour des grandes banques d’investissement avides de bénéfices… Lui coller sur le dos toutes les ripailles d’un système hautement carnivore et souvent pas loin de dérailler peut sembler bien hypocrite. L’affaire Kerviel, du nom de ce trader coupable d’avoir fait perdre 4,82 milliards d’euros à sa banque, a démontré l’effrayante permissivité du système. Qui est le plus coupable ?
Métier de sportif, exigeant une étonnante cadence physique et une vigilance mentale de tous les instants, il est naturel que le métier de trader soit, plus qu’aucun autre métier, soumis au burn out. Le trader, cyborg multitâche âgé de 25 à 35 ans – passée la quarantaine il faut vite penser à une reconversion – navigue entre des mondes aussi hétéroclites que les prêts hypothécaires, les fonds de pension, les actions, les options, les produits dérivés, les instruments mathématiques diversifiés, et il doit avant tout penser à préserver – ce qui n’est donc pas toujours le cas – le capital de sa société.
Le trader est la créature d’un temps financier, non du temps réel. Nuance… Mais il est trop souvent associé à l’image d’un capitalisme dévoyé, qui l’encense et étoffe son compte en banque de bonus. Bonus, le mot revient dans toutes les bouches, jusqu’à épuisement des glaires. C’est la prise de risque des traders – soit disant extrême – qui suggère cette menue compensation digne d’un bakchich légalisé. Pourquoi donc s’évertuer ?
Pour y remédier, injecter dans les métiers de la spéculation boursière et des marchés financiers une voie vers l’autogestion, dispenser des leçons de responsabilité sociale au secteur bancaire et dans les salles de marché préviendraient bien des désordres et autres abus. Il en va également du bon sens et de l’intégrité des hommes au pouvoir. Remettre des actes là où résident le plus souvent les discours politiques pontifiants, pleins d’opportunisme.
Enfin, il existe d’autres pistes, le Manifeste de Bâle avance la proposition de remettre du sens, de l’épistémologie au cœur de la formation des économistes. En dernier recours, le contrôle de soi, la lecture de Marc Aurèle : « Réfléchis souvent à l’enchaînement de toutes choses dans le monde et à leurs rapports réciproques »…
Une règlementation des marchés ne tient pas vraiment lieu de priorité. Il faut, comme d’habitude, que les hommes soient confrontés à un état de catastrophe durable pour s’amender. Et la récente crise des subprimes n’a visiblement pas constitué un électrochoc assez conséquent pour tarabiscoter les imperturbables.
Faustin Rollinat/Rédacteur chez Le Monde Economique